L’ART DE LA GUERRE : FLOC’H TEL QU’EN LUI-MEME

Couverture de l’édition courante

By Jove ! Un Blake et Mortimer dessiné par Floc’h. Voici un évènement pour les amateurs de ligne claire et notamment celles et ceux qui suivent les travaux du dessinateur-illustrateur depuis Le rendez-vous de Sevenoaks, album mythique signé avec François Rivière, première pierre d’une carrière tirée à quatre épingles qu’il s’agisse de bandes dessinées, d’illustrations, de portraits ou d’affiches de cinéma.

Avant de partager notre modeste avis sur cette nouveauté, revenons sur l’entretien que nous accordait Floc’h en décembre 2009 et cet échange au sujet de la reprise de la série d’Edgar P. Jacobs :

Klare Lijn : Il a été envisagé que vous puissiez reprendre la série Blake et Mortimer. Pourquoi cela ne s’est pas fait ?

Floc’h : Parce que je suis sur terre pour être Floc’h et non Jacobs. Je m’étais amusé à dessiner une planche pour montrer aux éditeurs que j’aurais pu le faire mais leur cahier des charges ne me convenait absolument pas. Aujourd’hui ayant accompli mon oeuvre de Floc’h (!), cela m’amuserait presque de faire du Jacobs qui soit graphiquement très « jacobsien ». Cela serait un moyen de réhabiliter ces deux personnages d’une classe folle que les dernières reprises ont tendance à caricaturer en pépères ridicules… Mais il faudrait que ce soit mon histoire et certainement pas ces inepties de science-fiction des années 50 écrites après l’an 2000. Je crois qu’on pourrait faire quelque chose de bien. Que sera sera !

Nous voici donc à l’automne 2023. Profitant manifestement de l’ouverture que constituait Le dernier Pharaon, l’aventure des deux héros britanniques dessinée par François Schuiten, Floc’h a réussi à échapper au cahier des charges imposé aux repreneurs de la série et nous propose L’Art de la Guerre, un one-shot dans la collection « Un autre regard sur Blake et Mortimer », avec l’appui de Jean-Luc Fromental et José-Louis Bocquet pour la partie scénaristique.

Est-ce que L’Art de la Guerre répond aux attentes exprimées par Floc’h en 2009 ?

Tout d’abord, est-ce qu’il est graphiquement très « jacobsien » ? Edgar P. Jacobs ayant développé un certain nombre de styles au fil de sa carrière, on peut déjà s’interroger sur la définition même du style « jacobsien ». Il est manifeste que Floc’h avait à l’esprit le dessin de La Marque Jaune. Si tel est le cas, on ne peut vraiment pas dire que le dessin de Floc’h rejoint celui de Jacobs. Il est beaucoup moins réaliste et détaillé. Le trait de pinceau de Floc’h est très épais, là où le dessin de Jacobs était dans la finesse. Cela reste graphiquement du pur Floc’h même si on relève plusieurs cases directement inspirées des Blake et Mortimer de Jacobs et notamment de La Marque Jaune. A titre d’exemple, on ne pourra qu’être frappé par la similitude entre le visage d’Olrik débusqué par la police en planche 5 de l’opus « floc’hien » et celui de la page 47 de l’album de Jacobs. Force est de constater que les images « décalquées » de Floc’h n’ont pas la force des images originelles de Jacobs et que la comparaison n’est pas à l’avantage du premier.

Olrik par Floc’h
Olrik par Jacobs

Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à regarder le saut d’Olrik de la fenêtre de l’appartement de Blake et Mortimer dans La Marque Jaune (planche 26) et celui du même Olrik bondissant d’une fenêtre du Metropolitan Museum dans L’Art de la Guerre (planche 4). De l’énergie et de la tension d’un côté, de la platitude de l’autre.

Olrik par Floc’h
La Marque Jaune par Jacobs

L’Art de la Guerre confirme aussi une tendance marquée de Floc’h à réutiliser et revisiter ses propres illustrations. Quelques exemples : l’arrivée au Penn Club et la station-service figurant dans L’Art de la Guerre reprennent des compositions de cases de Jamais deux sans trois, une bande dessinée de Floc’h sur scénario de Fromental. On notera que la première illustration figure aussi dans Le Journal d’un new yorkais, livre illustré de Floc’h et que la station-service inspirée du peintre Hopper a déjà été usitée par Floc’h pour une belle sérigraphie chez Champaka.

Extrait de Jamais deux sans trois
Extrait de L’Art de la Guerre
Case de Jamais deux sans trois
Case de L’Art de la Guerre

Il serait vraiment intéressant d’en savoir plus sur les coulisses de la création par Floc’h de son Blake et Mortimer. Les esquisses et croquis figurant en ouverture de l’édition dite bibliophile n’en donnent qu’un maigre aperçu. On perçoit l’usage de calques. On peut penser qu’il a eu recours à l’épiscope ou tout autre outil de reproduction d’image. Est-ce qu’il s’est inspiré de photographies de postures telles que Jacobs les pratiquait lui-même ? Il y aurait tout un travail d’analyse à faire pour repérer ses sources, planche par planche, case par case. On sait que Floc’h, de son propre aveu, ne se considère pas du tout comme un dessinateur compulsif et que moins il se trouve à sa table à dessin, mieux il se porte. On peut donc penser qu’il a tout fait pour s’économiser en s’inspirant et en piochant ici ou là, dans ses albums ou ceux de Jacobs, pour ensuite, par son coup de pinceau, recouvrir ces inspirations graphiques par son inimitable marque de fabrique et son style reconnaissable entre tous.

Copier ou se copier, est-ce que cela reste de la création ? Vaste question. Sur les aspects d’auto-inspiration, on pourra se référer à un extrait de notre entretien de 2009 avec Floc’h repris plus bas.

Travail préparatoire
Travail préparatoire

Du point de vue de la composition et la mise en page des planches de l’album, on ne peut vraiment pas comparer le Blake et Mortimer de Floc’h à ceux de Jacobs. Le faible nombre de cases par planche et leur grande taille sautent aux yeux d’entrée. Certes l’album compte 120 planches mais cela fait tout de même peu de cases au total pour un Blake et Mortimer.

On relèvera aussi l’importance du nombre de cases sans décor, sans textes ou phylactères, ce qui est très rare chez Jacobs et chez les repreneurs de la série, avec un usage répété de visages en gros plan. Cette approche permet de mettre en valeur les personnages secondaires – Lord Bolton, le diplomate anglais, O’Rourke et Quinlan, les agents du FBI, le docteur Rosalind Shapiro, le colonel russe Evgueni Stok, l’industriel Ronald Fairbanks – qui sont plutôt bien trouvés et bien campés. Ce casting réussi est assurément un point fort de l’album.

Planche de L’Art de la Guerre

Quant à la représentation de Blake et Mortimer par Floc’h qu’on pouvait espérer d’une « classe folle » pour reprendre ses termes, elle se montre parfois hésitante et nettement moins maîtrisée que celle de Jacobs. A titre d’exemples, on pourra observer les différences dans les visages de Blake en planche 29 ou dans ceux de Mortimer en planche 57 avec des soucis manifestes de positionnement, de taille ou d’épaisseur concernant nez et sourcils. On relèvera aussi des têtes de personnages mal « plaquées » ou mal « ajustées » sur leurs corps, ce qui nous ramène à la méthode Floc’h évoquée plus haut. C’est le cas sur la représentation de Mortimer en couverture de l’album ou bien sur celles du docteur Shapiro au volant de sa Cadillac. L’excellence ou l’exigence graphique n’est pas poussée au maximum de ce qu’on pouvait espérer.

Une autre caractéristique marquante de cet album réside dans le faible nombre de textes descriptifs et la brièveté des dialogues, ce qui tranche avec les fondamentaux « jacobsiens ». C’est finalement un tout autre exercice de lecture que nous imposent Floc’h et ses coauteurs. Le rythme est radicalement différent d’un Blake et Mortimer « conventionnel ». Les textes ne sont pas là pour arrêter le lecteur. L’image prime servie par l’utilisation de couleurs vives en aplats qui se veulent plus « pop » que celles d’un album de Jacobs.

Du point de vue du récit, il est manifeste que Floc’h savait, dès le départ, ce qu’il voulait et ne voulait pas et que ses scénaristes ont dû s’adapter pour satisfaire ses attentes et notamment l’absence de tout ancrage science-fictionnel. Même si l’affrontement Est-Ouest est en toile de fond, L’Art de la Guerre n’est pas comparable à Huit heures à Berlin, le dernier épisode en date de la série traditionnelle avec le même duo Bocquet-Fromental au scénario d’un récit très teinté d’espionnage. L’histoire concoctée par les deux scénaristes a ici un rythme radicalement différent par son texte beaucoup moins fourni et sa pagination. Sa tonalité est par ailleurs très hitchcockienne en nous plongeant dans une aventure située chronologiquement après La Marque Jaune, se déroulant aux Etats-Unis, de New York au Vermont, sur fond de menace autour d’une conférence de paix organisée à l’ONU. Olrik est bien évidemment convoqué dans ce récit qui ne manque pas d’exploiter ses troubles psychiatriques d’ancien Guinea Pig du professeur Septimus mais aussi son rapport aux antiquités égyptiennes ou aux machines volantes, clins d’yeux au Mystère de La Grande Pyramide et au Secret de l’Espadon.

On sent que le tandem a été contraint de passer sous les fourches caudines de l’illustrateur pour qui le scénario doit être avant tout à son service et s’adapter à ses envies. Une fois ses conditions posées et respectées, le récit semble finalement pour Floc’h un simple fil directeur pour un exercice de style qui se veut léger et esthétique.

Couverture de l’édition dite bibliophile

Au final, est-ce que le résultat est à la hauteur des espérances ?

De notre point de vue, on pouvait s’attendre à mieux mais l’album, sans être exceptionnel, est globalement réussi. Floc’h est malin et sait nous embarquer dans un exercice très « arty » autour de Blake et Mortimer. Dans sa volonté de se décaler par rapport à l’œuvre originelle de Jacobs et aux albums des différents repreneurs, il a remis son costume de Floc’h pour revisiter à sa sauce l’univers de Blake et Mortimer en le simplifiant à l’extrême et en convoquant ses références iconiques pour des hommages graphiques (taxis jaunes, Cadillac, station-service Mobilgas, boites de soupe Campbell…). Reconnaissons que cette recherche de quintessence, tout-à-fait estimable, est aussi une facilité pour le créateur qui peut s’affranchir de recherches documentaires et de souci du détail. L’argument du « less is more » est parfois un bon prétexte pour ne pas s’embarrasser de corvées fastidieuses et chronophages. Ce n’est pas Floc’h qui se poserait les problèmes de Jacobs pour la bonne représentation des poubelles japonaises dans Les 3 formules du professeur Sato ou qui travaillerait les plans complets d’une villa comme Ted Benoit pour L’affaire Francis Blake.

L’Art de la Guerre peut donc être vu avant tout comme un hommage très décalé à l’œuvre de Jacobs, une variation qui plaira assurément aux admirateurs de Floc’h qui ne manqueront pas de la trouver innovante et enlevée. L’album sera probablement moins convaincant pour les inconditionnels de Blake et Mortimer qui le jugeront beaucoup trop épuré, manquant de vivacité et pas respectueux des principes fondamentaux qui fondent la série.

En ne faisant pas l’effort d’aller vers une approche plus « jacobsienne » et en refusant de se défaire de ses manières de faire, Floc’h est resté Floc’h avec ses qualités et ses défauts. Tel a été son choix et il se respecte.

On regrettera simplement que dans plusieurs interviews, il juge les repreneurs de la série classique avec une particulière dureté. Cela n’est pas très fair-play pour Ted Benoit, André Juillard, René Sterne, Peter Van Dongen ou Antoine Aubin, dessinateurs de talent qui ont tous cherché à œuvrer dans le respect de l’œuvre laissée par Jacobs, plus ou moins bien aidés par leurs différents scénaristes. Cette attitude un peu méprisante de Floc’h est d’ailleurs contradictoire avec sa participation à la continuation de l’univers Blake et Mortimer. S’il joue le dandy du style ligne claire et se veut dans le « pas de côté » par rapport à la série, Floc’h s’inscrit quand même, qu’il le veuille ou non, dans une continuation commerciale de l’œuvre de Jacobs voulue par les éditions Dargaud. Le fait que L’Art de la Guerre s’intègre dans la collection « un autre regard » est mis en avant pour justifier qu’il y touche sans y vendre son âme. C’est un peu facile. Sachant qu’avec ce Blake et Mortimer, Floc’h atteint un tirage qu’il n’avait jamais connu de toute sa carrière en bande dessinée. S’il avait été Floc’h jusqu’au bout, on peut se dire qu’il aurait été logique et fondé qu’il refuse de se livrer à un tel exercice de reprise.

En résumé, nonobstant nos différentes critiques – qui aime bien châtie bien – la lecture de L’Art de la Guerre reste une expérience intéressante que nous conseillons. Nous espérons qu’elle donnera l’envie à certaines et certains de découvrir l’œuvre passée de Floc’h et notamment ses oeuvres marquantes avec son ancien et meilleur complice, le brillant François Rivière.

Pour les plus esthètes, suivant les bonnes recommandations de Philip Mortimer, on conseillera de se plonger dans ce Coffee Table Book, bien installé dans un fauteuil anglais avec un whisky single malt écossais en main. Reste à vous de choisir entre le Centaur Club londonien ou le Penn Club new-yorkais.

Extrait de notre entretien de 2009 avec Floc’h :

KLI : En observant le cycliste de la couverture de Black Out, j’ai eu comme une impression de déjà-vu. En y regardant de plus près, je l’ai retrouvé dans la préface de la réédition de Blitz. Qu’est-ce qui vous pousse à revisiter ainsi vos propres images ?

F : Vous avez raison, je passe mon temps à cela. On a toujours envie de parfaire. Mais ce n’est pas que cela. Je suis l’anti-Tardi qui aligne cinquante mille cases différentes de Paris. Laissez-moi vous donner un exemple. Quand j’ai dessiné les affiches et les dessins de Smoking et No smoking de Resnais, il y avait des mouettes à représenter. J’ai donc créé un vol de mouettes (ce que de manière amusante on traduit en anglais par « flock of seagulls ») dans un rythme que je trouve idéal. Que ce soit pour le New Yorker ou pour n’importe quelle autre création, jusqu’à la fin de mes jours, je ne ferai pas un groupe de mouettes en train de voler autre que le mien puisque justement je l’ai fait de façon quintessentielle.

KLI : Cette recherche de la quintessence semble marquer toute votre œuvre.

F : J’espère. Autre exemple. Si vous considérez de plus près mes portraits pour Les chroniques d’Oliver Alban ou pour les donateurs du Musée des Arts déco, vous verrez que c’est une représentation graphique qui se rapproche du pictogramme mais qui n’abandonne pas la psychologie et qui évoque pleinement l’époque et le style de chacun par le seul ajout d’une cravate, d’un nœud, ou d’un col.

KLI : En revisitant une image, est-ce qu’on peut dire aussi que vous recherchez l’économie de moyen pour atteindre le maximum d’effet ? Finalement vos portraits ne sont pas si éloignés de ceux d’un Julian Opie ?

F : Oui, je cherche la concision. Même ma flemme naturelle me ramène à cette concision donc à la modernité. Mais je n’aime pas le travail de Julian Opie car il est trop pictogrammique et pas assez psychologique.

KLI : Vous n’êtes pas du genre à vous promener avec un carnet de croquis pour croquer votre quotidien ?

F : Not at all ! Surtout pas ! J’ai fait cela quand j’étais jeune. J’ai d’ailleurs retrouvé récemment des croquis réalisés lors de notre voyage, François Rivière et moi, à Bruxelles, voir Hergé, en 1975. Dieu merci, je ne fais plus cela. Si la chose est dessinée dans mon cerveau, tout va bien. Vous savez, le dessin, pour moi, c’est une sorte d’art martial comme le kyudo qui consiste à envoyer la flèche au milieu de la cible par la force de l’esprit plus que par la force physique. Je ne suis pas un ouvrier manuel !

Illustrations copyright Floc’h, Bocquet, Fromental, Jacobs & Editions Blake et Mortimer

HOMMAGE A PHILIPPE PETIT-ROULET

C’est avec tristesse que nous venons d’apprendre le décès de Philippe PETIT-ROULET.

Pour rendre hommage à ce formidable dessinateur au trait épuré, nous reprenons ci-dessous un entretien qu’il nous avait accordé en 2012.

Toutes nos condoléances à sa famille et ses proches.

Entretien Klare Lijn International / L’Indispensable – Avril 2012

Nous avons le plaisir de vous proposer une interview de Philippe Petit-Roulet réalisée pour le deuxième numéro de L’Indispensable, revue de bande dessinée récemment relancée par Alain Watier, Franck Aveline et Lionel Garcia dont nous ne ne saurions que trop vous recommander la saine lecture !

Auteur d’une demi-douzaine d’albums de bande dessinée dans les années 1980, de livres pour enfants dans les années 1990, d’illustrations pour la presse et la publicité, de films d’animation et de design d’objets, Philippe Petit-Roulet est un véritable artiste multimédia. Ne cherchant pas la notoriété, il n’a jamais fait l’objet d’une exposition médiatique. Pourtant, son influence sur bon nombre de dessinateurs apparentés à la légendaire « ligne claire » est manifeste. Au fil de sa carrière, Philippe Petit- Roulet a fait évoluer son trait vers l’épure, vers la recherche du maximum d’efficacité avec un minimum de traits ; retour sur le parcours de ce créateur qui mériterait de voir ses œuvres rééditées par un éditeur inspiré !

 Klare Lijn International : Est-ce que le jeune Philippe Petit-Roulet appréciait la bande dessinée ?

Philippe Petit-Roulet : J’étais abonné au Journal de Spirou, et je me souviens que j’attendais chaque semaine le mercredi avec impatience. C’était le jour où je trouvais dans la boîte à lettre le nouveau numéro, glissé dans son bandeau marron ! J’aimais aussi beaucoup les dessins de Bosc et de Chaval dans Paris-Match

KLI : Aviez-vous d’autres centres d’intérêts ?

PPR : J’étais surtout passionné par la bande dessinée et par la musique. J’ai toujours été un peu jaloux des musiciens – le musicien joue dans l’instant – le dessinateur, lui, est seul devant sa feuille, et lorsqu’ il montre son dessin terminé, du temps a passé et son dessin ne lui appartient déjà plus tout-à-fait, il me semble…

KLI : Avez-vous suivi des études particulières ?

PPR : J’ai quitté les arts décoratifs au bout de trois jours. L’enseignement y était trop théorique, ou peut-être ne supportais-je plus que quelqu’un m’enseigne quelque chose…J’avais commencé à publier des dessins à gauche et à droite et j’ai choisi de me débrouiller tout seul.

KLI : Vos débuts en bande dessinée remontent au début des années 1970…

PPR : J’aimais beaucoup le magazine Charlie Mensuel et j’ai pris rendez-vous avec Georges Wolinski qui n’a pas pris mes planches – des histoires à l’humour très noir avec beaucoup de traits et de hachures (complètement à l’opposé de mon dessin d’aujourd’hui) – mais qui m’a donné le précieux conseil d’aller voir les gens de Zinc. Zinc, c’était un mensuel de bandes dessinées underground publié par Balland et dirigé par Pierre Guitton et Gilles Nicoulaud. Dans l’équipe, on comptait Gérald Poussin, Philippe Delessert (qui signait Philippe), Philippe Soulas, Philippe Bertrand, Jacky Berroyer, qui sont devenus des amis. Francis Masse, aussi, mais lui, je l’ai croisé bien plus tard…

KLI : Quelles étaient vos principales influences ?

PPR : C’est très difficile à dire. J’ai toujours été une espèce d’éponge. J’avais une vision très noire et absurde du monde. Willem, surtout, me fascinait : son dessin semble toujours libre, improvisé, jamais laborieux… A cette époque, j’ai fait les dessins d’un livre pour enfants de Pierre Pelot, Le Hibou sur la Porte. Quand je regarde maintenant les chaussures des personnages de ces illustrations, je les trouve très  » crumbiennes  » ! Après Zinc, j’ai fait des illustrations pour le mensuel La Gueule Ouverte, le premier journal en France à s’être intéressé à l’écologie. C’était peu après la disparition de son fondateur, Pierre Fournier, que j’avais beaucoup lu dans Charlie-hebdo. J’y ai retrouvé Nicoulaud, Soulas, Philippe Bertrand, Philippe Delessert, Poussin. Le magazine, au début publié par les Editions du Square, est devenu peu à peu autonome puis est passé hebdomadaire. Je me souviens d’une réunion épique, en 1976, au cours de laquelle une partie de la rédaction, jugeant qu’il n’était plus possible de vivre à Paris, à décidé de déménager le journal à la campagne. Nous nous sommes donc installés à La Clayette, au fin fond du Charolais. L’équipe était tout-à-fait hétéroclite -on y comptait des anarchistes, des situationnistes, quelques marxistes-léninistes, mais aussi des macrobiotes et des non-violents catholiques… Bien sûr, les réunions des comités de rédaction pouvaient être très houleuses, mais pour moi cela fut une très bonne expérience…

KLI : Retour à Paris en 1980 ?

PPR : Oui. J’avais commencé en 1979 à publier des petites histoires d’une ou deux pages en noir et blanc dans L’Echo des savanes (période post-Mandryka et pré-Albin-Michel). Elles ont été rassemblées dans Rien de spécial, mon premier album, très influencé par Gérald Poussin qui a d’ailleurs écrit la préface.

KLI : Puis vient la collaboration avec Didier Martiny ?

PPR : J’ai rencontré Didier lorsqu’il est devenu le compagnon de mon amie Yasmina Reza. Nous étions très jeunes. Didier avait déjà réalisé plusieurs films et j’aimais beaucoup ses idées… Le personnage de Bruce Predator lui ressemble beaucoup et celui de Yasmina Nera était, bien sûr, inspiré par Yasmina. Nous lui avons d’ailleurs dédié l’album… Il me fallait dorénavant dessiner des histoires beaucoup plus longues et élaborées que les strips très simples de Rien de Spécial, et mon dessin s’est naturellement mis à évoluer rapidement… Nos premières histoires publiées ont été réunies dans Face aux Embruns, paru chez Les Humanoïdes Associés. 

KLI : Comment se passait le travail de création avec Didier Martiny ?

PPR : Didier, en bon fils de médecin, a une écriture parfaitement illisible – il parlait, donc – mais il pouvait aussi se lever de son bureau pour mimer chaque personnage et il était très drôle. Pendant ce temps, je notais tout et à toute vitesse (les dialogues, le découpage, les indications de décors, etc.), je rechignais parfois – je trouvais cela trop difficile à dessiner ! – mais Didier finissait toujours par me convaincre…

KLI : Quel regard portez-vous sur cette décennie de collaboration ?

PPR : Bruce Predator est l’album que je trouve le moins réussi. Peut-être cela tient-il au scénario, plutôt ambitieux, aux limites de mon dessin. Je n’étais pas non plus très à l’aise avec l’histoire d’amour en toile de fond du récit. Nous avions prévu une suite à cette histoire, les éditions Casterman ne l’ont pas souhaité et je n’en garde pas de regrets. Je préfère mes histoires plus courtes –comme celles réunies dans Macumba River ou Papa Dindon – qui, je trouve, arrivaient assez bien à capter quelque chose de l’air du temps. Le Syndrome du Hérisson est un livre très bizarre. Certaines de ses planches sont très laides à voir, mais je dois dire que l’histoire me fait toujours rire.

KLI : Il est assez rare qu’un dessinateur porte un regard aussi critique sur certaines de ses créations. Faut-il y voir le regret d’être passé à côté d’une carrière, d’avoir fait de mauvais choix , ou bien le sentiment que les échecs ont servi votre maturation et votre évolution ?

PPR : C’est vrai, je vois souvent mes dessins comme des canards boiteux. Leurs défauts me sautent d’abord aux yeux et puis – heureusement – je finis par les considérer avec une certaine bienveillance… Mais je ne regrette rien du tout, je crois même avoir eu plutôt de la chance !

KLI : Comment est né Soirs de Paris ?

PPR : Je ne me souviens plus très bien. Il faudrait le demander à François Avril qui a une meilleure mémoire que moi ! Nous étions très proches, et je crois que l’idée de travailler ensemble nous est venue très spontanément…

KLI : L’envie d’une collaboration à  » quatre mains  » ?

PPR : Mais je n’ai rien dessiné dans cet album ! J’ai travaillé avec François de la même manière qu’avec Didier. Nous avons élaboré les histoires ensemble ; je dessinais une maquette grossière de chaque planche avec des indications de découpage, de mise en scène etc. François a fait tout le reste.

KLI : Soir de Paris est cité comme une référence incontournable de la bande dessinée muette. Aviez-vous la volonté d’en faire un exercice de style, une volonté de réfléchir sur le médium bande dessinée ?

PPR : J’aimais beaucoup certaines des petites histoires muettes que Sempé dessinait à l’époque. C’était souvent des séries de cinq ou six dessins avec, à côté, une petite flèche pour indiquer le sens de la lecture… J’avais envie d’adopter ce principe, mais en l’adaptant à la bande dessinée ce qui permettait, bien sûr, de raconter des histoires plus longues. C’était donc assez expérimental, mais nous ne cherchions pas à révolutionner l’Histoire de la bande dessinée !

KLI : Vous travailliez en atelier ?

PPR : Non, j’ai toujours dessiné seul. Je vivais, alors, dans le Xème arrondissement. Le hasard a fait en sorte que pas très loin de là, habitaient aussi Jacques de Loustal, Serge Clerc, Charles Berbérian, Jean-Claude Götting et François Avril. Nous formions une espèce de petit groupe et c’était très stimulant. Il y avait aussi Ted Benoit, Yves Chaland…

KLI : Quels étaient vos rapports avec Yves Chaland ?

PPR : Je l’ai peu connu… mais assez pour avoir été très impressionné. Je me souviens d’un dîner chez lui quelques jours avant sa disparition. J’avais l’impression qu’il mûrissait très vite, son petit côté potache et provocateur du début s’estompait… C’était vraiment quelqu’un d’exceptionnel !

KLI : Peut-on dire que vous formiez une sorte de famille graphique, celle de la « Ligne claire  » ?

PPR : Non, je ne crois pas. Le dessin de Jean-Claude Götting n’a rien à voir avec la « Ligne Claire  » ! Je ne sais pas très bien où commence et où s’arrête cette fameuse  » Ligne Claire « … Il existe des auteurs dont je me sens instinctivement proche, mais je ne crois pas que cela tienne seulement au style du dessin.

KLI : Avec Didier Martiny, vous avez souvent changé d’éditeur et de support de prépublication.

PPR : Nous étions d’un naturel curieux et comme personne ne cherchait à nous retenir, nous allions voir ailleurs. On pouvait, à ce moment là, publier simultanément dans L’Echo des Savanes, Métal Hurlant, Charlie mensuel, Pilote ou (A Suivre) sans que cela ne pose de problème… les critiques étaient plutôt encourageantes mais les ventes des albums, elles, l’étaient beaucoup moins !

KLI : Au début des années 1990, vous arrêtez la bande dessinée.

PPR : Oui. J’ai commencé à faire de plus en plus d’illustrations, des livres pour enfants aussi (Zou sur le Toit du Monde Humpf et la Schmockomobile), à collaborer au New-Yorker et à travailler pour la publicité.

KLI : La campagne publicitaire pour la Renault Twingo fut-elle l’évènement marquant qui vous a éloigné de la bande dessinée ? L’apport économique intéressant de la publicité a-t-il joué un rôle ?

PPR : Certainement, mais ce n’est pas aussi simple… Les mensuels de bandes dessinées disparaissaient les uns après les autres et aucun éditeur n’à cherché à me retenir. Bien avant Twingo, en 1992, j’avais commencé à travailler pour la publicité au Japon, où j’ai réalisé une campagne en bandes dessinées pour les grands magasins Niji no Machi à Osaka… J’écrivais moi-même les scénarios, j’étais libre et très bien payé.

KLI : Quelles sont les contraintes du travail pour la publicité ?

PPR : En ce qui concerne la campagne Twingo, les conditions étaient idéales. J’ai été associé à la conception des storyboards et l’agence Publicis m’a demandé de suivre la fabrication des dessins animés. L’animation était faite à la main, la mise en couleurs et le montage sur ordinateur. C’était encore les débuts de l’informatique, les machines étaient lentes et en trois ans j’ai passé plusieurs mois enfermé dans des studios à Londres pour fabriquer dix-sept ou dix-huit petits films. L’animation était dirigée par Alyson Hamilton, une animatrice très douée avec laquelle je me suis tout de suite bien entendu. Je me suis rendu compte, par la suite, que les rapports entre dessinateur et animateurs ne sont pas toujours aussi simples…

Bien entendu j’ai eu de la chance. Dans la publicité, on vient souvent vous chercher uniquement pour votre style. Vous devez dessiner d’après le rough d’un directeur artistique, rough qui a déjà été montré et « vendu  » au client. Il est donc difficile de trop s’en écarter. Plus le rough est précis, plus vous vous sentez ligoté. Le résultat est souvent médiocre… Curieusement, les directeurs artistiques japonais dessinent souvent des roughs minuscules, de simples indications qui laissent plus de liberté… En ce moment je dessine pour Suntory, une marque célèbre d’alcools au Japon – ce sont de petits dessins pour la presse autour du thème  » Boire avec modération « . On me demande de chercher moi-même des idées, je présente trois roughs et l’agence choisit celui qu’elle juge comme le meilleur.

KLI : Les japonais semblent beaucoup apprécier votre travail…

PPR : Peut-être parce que, moi aussi, je les apprécie beaucoup ! Mon épouse, Natsuko, est japonaise et mes enfants parlent le japonais… J’ai commencé à travailler au Japon en 1992. Le temps passe !

KLI : Est-ce que l’influence japonaise vous rend plus méditatif, plus contemplatif qu’à vos débuts ?

PPR : Peut-être… mais j’ai vieilli, aussi !

KLI : Êtes-vous proche du manga ?

PPR : Pas du tout ! J’ai lu vraiment très peu de mangas. J’aime un certain nombre de dessinateurs japonais mais ils ne sont pas spécifiquement des dessinateurs de mangas. J’apprécie beaucoup Isami Nakagawa qui est plutôt un dessinateur atypique. Avec Natsuko, nous avons un peu poussé les éditions Cornélius à publier une des ses histoires – Poguri– en France.

KLI : Et le New-Yorker ?

PPR : C’est une collaboration gratifiante car j’aime ce magazine, plutôt unique en son genre, qui a publié et qui continue de publier beaucoup de dessinateurs que j’admire. Saul Steinberg, pour moi le maître absolu, y a travaillé toute sa vie…

KLI : C’est un travail exigeant ?

PPR : Très exigeant ! Il faut d’abord que votre dessin plaise au directeur artistique (ils sont plusieurs) qui vous a contacté et qui peut vous demander des modifications, puis à Caroline Mailhot (une sorte de directrice artistique en chef, qui peut aussi intervenir) et enfin à David Remnick, l’éditeur. Il m’est arrivé plusieurs fois de terminer un dessin, de recevoir un mail de félicitations du directeur artistique et la semaine suivante, en ouvrant le journal, de trouver le dessin d’un autre illustrateur à la place du mien ! Comme l’autre dessin était bon à chaque fois, j’ai mis mon amour propre dans ma poche et porté le chèque à la banque… Je dois dire aussi que, la plupart du temps, les papiers que je dois illustrer m’intéressent. Intuitivement, je crois un peu comprendre pourquoi ils ont fait appel à moi.

KLI : Vous évoquiez Saul Steinberg…

PPR : Quand je regarde un dessin de Saul Steinberg, j’ai l’impression de pouvoir suivre sa main dans l’espace, de pouvoir deviner comment il a conçu son dessin. Il y a un jeu très aérien, très japonais entre le noir, le blanc, le vide… Il dessinait dans tous les styles imaginables et il a influencé des générations de dessinateurs.

KLI : De nouveau la  » ligne claire  » : le trait le plus simple pour exprimer le plus.

PPR : Exactement ! C’est ce que je recherche dans mes dessins. Mais pour qu’ils tiennent le coup j’ai besoin d’une bonne idée ou d’une bonne histoire qui les soutiennent…

Franck Aveline : Qu’est-ce qu’un bon récit ?

PPR : Il y a, à l’évidence une infinité de formes possibles de récit ; certaines peuvent me séduire d’autre pas. Mais je ne crois pas à une définition du bon récit. Les lois et les définitions sont faites pour être transgressées.

FA : Des milliers de récits sont édités chaque année ; trop d’images tuent l’image, trop de mots tuent le sens…

PPR : Autant que possible, j’essaie de choisir les mots que j’ai envie de lire et les images que j’ai envie de voir. Quand je dessine, j’oublie tout le reste, du moins dans mes bons jours…

FA : Dessiner, raconter une histoire, est-ce parler de soi ? Est-ce offrir une partie de soi-même ?

PPR : Cela me paraît plus ou moins inévitable. Malheureusement, rien ne garantit que l’autre trouve quelque intérêt à cette offrande…

KLI : Votre trait arrive rapidement ?

PPR : Cela dépend des jours et des dessins. Cela vient parfois très vite. Parfois je dois recommencer cinquante fois avant d’être satisfait. Cela ne tient pas à grand-chose pour que mes dessins fonctionnement ou ne fonctionnent pas à mes yeux…

KLI : Après la campagne Twingo, vous avez continué à oeuvrer dans l’animation, le dessin animé.

PPR : Avec Jean-Luc Fromental et Grégoire Solotaref, j’ai réalisé Pour Faire le Portrait d’un Loup (qui fait partie du long métrage Loulou et Autres Loups), un petit film qui a reçu le prix du meilleur court-métrage pour enfants au festival de Bradford, en Angleterre. Il était produit par Prima Linéa et Valérie Schermann (qui a longtemps été mon agent en France). Nous avons aussi réalisé ensemble trois pilotes pour la télévision ; des petites histoires absurdes d’une vingtaine de secondes (que l’on peut voir sur mon site internet). Nous voulions réaliser une série, mais malheureusement cela n’est pas allé plus loin. Plus récemment, j’ai également fait plusieurs dessins animés publicitaires au Japon pour la marque Bellco. Je suis très intéressé par l’animation et j’espère avoir d’autres occasions d’en faire.

KLI : Vos créations pour Ritzenhoff, sont-elles liées à un attrait pour le design ?

PPR : C’est arrivé complètement par hasard. En 1996, Paul Derouet, mon agent en Allemagne à l’époque, m’avait sollicité pour un concours et mon projet à été retenu. Depuis, j’ai réalisé une cinquantaine d’objets pour eux. Les droits d’auteurs sont assez dérisoires, mais il y a quelques objets que je trouve réussis.

KLI : Est-ce que vous avez pensé revenir à la bande dessinée ?

PPR : Il y a bien eu une tentative, mais plutôt ratée ! Il y a quelques années, Charles Berbérian m’a présenté à quelqu’un chez Dupuis. Nous avons signé un contrat. Avec Didier Martiny, nous voulions continuer Le cirque Flop et nous avons commencé à travailler sur un scénario. Seulement, mon dessin avait tellement évolué qu’il était difficile de parler d’une suite. Nous avons finalement décidé de faire un remake en gardant les meilleures histoires et en ajoutant quelques nouveaux épisodes. J’avais oublié que la bande dessinée est un travail de moine – j’étais un peu comme un musicien qui reprend son instrument après dix ans de silence…. J’ai mis beaucoup trop de temps à finir l’album, en m’arrêtant sans cesse pour répondre à d’autres commandes. A l’arrivée : patatras ! Cela n’intéressait plus du tout les éditions Dupuis, alors en pleine crise, qui nous ont rendu les droits…

KLI : Quel est vraiment l’intérêt d’une telle démarche alors qu’un album existe déjà ?

PPR : Je dirais même que c’est un exercice à éviter ! Il y avait beaucoup de maladresses dans Le cirque Flop de 1987, mais en cherchant à les gommer j’ai bien peur d’avoir perdu pas mal de l’expressivité brute de la version originale.

KLI : Cette nouvelle version est condamnée à rester dormir dans vos cartons ?

PPR : J’ai eu l’occasion de la montrer à d’autres éditeurs. Jean- Christophe Menu m’a d’abord dit « oui » puis, finalement, s’est rétracté. Le signe, sans doute, qu’il vaut mieux la laisser au fond d’un carton…

KLI : C’est important pour vous d’être présent sur internet ?

PPR : Oui. C’est un ami japonais, animateur, qui a conçu mon site en Flash –mais c’est moi qui l’ai imaginé. Je voulais obtenir une approche plus souple et plus ludique que celle des sites habituels d’illustrateurs.

KLI : Alors, pas de nouvelle bande dessinée dans l’immédiat…

PPR : En 2010, j’ai réalisé Les Bras de Morphée pour Alain Beaulet Editeur. C’est vrai que c’est tout petit et très bref, mais c’est tout de même de la bande dessinée ! Pas de dialogues non plus – avec le temps, je n’ai plus envie de faire parler mes personnages. Je crois qu’ils sont devenus définitivement muets !

FA : Si vos personnages ne parlent plus, en ce qui vous concerne, pourriez-vous comme Marcel Duchamp poser un jour vos pinceaux et dire : « Je ne peins plus » ?

PPR : Peut-être… Il faudrait alors trouver quelque chose d’autre. Je crois que Marcel Duchamp s’est mis à jouer aux échecs.

FA : Faut-il se mettre en danger dans l’acte créatif pour ne pas devenir sa propre caricature ?

PPR : Il ne faut pas se mettre à ronronner en tous cas. Moi, je n’ai pas de mérite – c’est sûrement pathologique – je me mets automatiquement en danger dès que je saisis un crayon.

KLI : Quel regard portez-vous sur vos portfolios, vos sérigraphies, vos petits albums d’images comme L’objet invisible ?

PPR : J’ai eu beaucoup de plaisir à dessiner Jazz Standards ainsi que L’Objet invisible et Bottin mondain. J’aime ce genre d’objets, de petits livres… Je m’y sens très libre !

KLI : Et Schmock Planet ?

PPR : C’était une idée un peu étrange… J’ai dessiné et peint une série de boîtes en aluminium et de vases pour une exposition en région parisienne. Il y a eu aussi un catalogue dont je ne suis pas très content…

KLI : Toujours pas de recueil d’illustrations vous concernant ?

PPR : Non. Je crois que, sorties de leurs contextes, beaucoup de mes illustrations perdent de leur intérêt.

KLI : Il est dommage, également, que vos bandes dessinées ne soient pas rééditées et mises à disposition du lectorat…

PPR : Il y a eu deux ou trois projets de rééditions qui n’ont pas abouti. Un jour, peut-être… qui sait ?

KLI : Et le livre pour enfants ?

PPR : J’aime bien les quatre histoires de Peluchon dessinées sur scénario de mon ami Lionel Koechlin. Je suis en train de travailler sur un livre sans texte pour un éditeur américain. Mes enfants m’ont beaucoup inspiré pour cette histoire…

FA : Fernando Pessoa affirmait qu’aucun livre pour enfants ne doit être écrit pour des enfants, car il faut aussi le penser pour les adultes qu’ils deviendront.

PPR : Je pense d’abord l’histoire pour moi ! Je crois avoir gardé assez de l’ingénuité de mon enfance pour me faire un peu confiance.

KLI : Vous pratiquez le carnet de croquis, le dessin spontané ?

PPR : Cela m’arrive de faire des croquis sur le vif, en voyage surtout car à Paris c’est plus difficile… des dessins spontanés aussi, souvent tard le soir avant de m’endormir.

KLI : Quels sont les dessinateurs contemporains que vous appréciez ? Vous êtes lecteur de bandes dessinées ?

PPR : Il y en a beaucoup. Ce serait trop long de tous les citer. Ce qui m’impressionne, c’est de découvrir un auteur qui a développé, seul dans son coin, un univers qui ne ressemble à rien de ce que j’ai déjà vu. Je trouve que c’est là la grande force de la bande dessinée… Je pense par exemple à Gunnar Lundkvist et à son poétique et désespéré Klass Katt ou aux histoires étranges de Jim Woodring… 

KLI : Et la bande dessinée indépendante nord-américaine, Chris Ware, Seth, Charles Burns, Daniel Clowes… ?

PPR : J’aime beaucoup Charles Burns et Seth. Je ne suis jamais arrivé au bout du Jimmy Corrigan de Chris Ware, ni en français ni en anglais. C’est très intéressant graphiquement, mais je trouve l’histoire horriblement déprimante.

KLI : Pensez-vous être arrivé au terme de votre évolution graphique ?

PPR : J’espère que non ! Je suis toujours insatisfait. J’aime beaucoup Hokusaï qui, au soir de sa longue vie, croyait qu’il allait enfin réaliser LE bon dessin…

Propos recueillis par Jean-Bernard Lauze avec l’amicale collaboration de Franck Aveline

Retrouvez la version papier de cet entretien dans L’Indispensable n°2.

JOOST SWARTE HONORE A BLOIS

Dans le cadre de sa 39ème édition, le festival bd BOUM a attribué le Prix Grand Boum -Ville de Blois au néerlandais Joost SWARTE, l’une des figures marquantes et l’un des plus brillants théoriciens de la ligne claire, qualificatif dont il est d’ailleurs l’inventeur.

Cela augure une affiche très « klare lijn » pour les 40 ans de la manifestation !

BD BOUM 2022

Pour plus d’informations : site du festival bd BOUM

ET DE SEPT POUR ASTRID BROMURE ! ENTRETIEN AVEC FABRICE PARME

La parution d’un nouvel épisode des aventures de Astrid Bromure est toujours un double plaisir. Non seulement, il nous donne l’occasion de savourer une bande dessinée jeunesse d’une extrême qualité. Mais encore, il nous pousse irrésistiblement à questionner son auteur, Fabrice Parme, qui nous répond toujours avec gentillesse, clarté et érudition. Nous le remercions par ailleurs de partager croquis préparatoires, crayonnés et autres dessins pour l’illustration de cette page. Ils sont issus des 229 pages de recherches graphiques réalisées pour ce tome 7. Sachant qu’il y a aussi des carnets Moleskine avec les pré-découpages et des découpages format A4, on mesure aisément l’importance du travail préparatoire abattu par l’auteur. De quoi remettre en cause le sentiment encore trop tenace que la bande dessinée jeunesse, c’est facile et rapide à réaliser ! Nous espérons que la lecture de cet entretien vous donnera l’envie, si ce n’est déjà fait, de vous plonger dans la lecture de Comment lessiver la baby-sitter (éditions Rue de Sèvres).

Klare Lijn International : Ce nouvel épisode se déroule intégralement dans le Manoir des Bromure car il a pour pivot le sujet du baby-sitting. Pourquoi cette envie de départ ? Des expériences personnelles en matière de garde d’enfants ?

Fabrice Parme : Le baby-sitting est un thème classique et incontournable lié à l’enfance, comme parler de la perte d’une dent, d’aller à l’école ou de partir en vacances. Il était inévitable que je l’aborde un jour mais avec Astrid, l’ordinaire, le familier glisse progressivement vers l’extraordinaire, le fantastique. Je pars toujours de son point de vue et d’une action banale de sa vie quotidienne de façon que le lecteur puisse se projeter dans ses aventures. La coloriste d’Astrid Bromure ne manque pas d’anecdotes sur la garde d’enfants et tout ce qu’elle a pu me raconter sur les enfants qu’elle a pu garder et sur leurs parents m’a aidé à mieux définir les relations entre les personnages.

KLI : Finalement, Astrid et ses demi-cousins ne sont pas si indisciplinés qu’on pouvait s’y attendre notamment par rapport au titre de l’album. Vous auriez pu leur faire commettre bien des bêtises au regard de la présence de Patience ? Pourquoi être resté très sobre sur ce point ? Pour ne pas tomber dans la surenchère gratuite ?

FP : Dans les premières versions, les demi-cousins étaient vraiment insupportables. Ils inventaient des pièges et des farces sadiques et tordues à chaque page, un peu comme les Katzenjammer Kids (Pim Pam Poum). Astrid et Patience s’opposaient sans cesse à eux. La mécanique ne fonctionnait qu’à moitié parce que la surenchère rendait tous les personnages antipathiques. Astrid perdait de son caractère : ou bien elle devenait hargneuse, ou bien elle était soumise. Quant à la baby-sitter, elle ne trouvait plus sa place. J’ai alors trouvé préférable de désamorcer la situation : Les demi-cousins ne peuvent pas être aussi terribles qu’ils l’auraient désiré parce que leur mère a placé une épée de Damoclès au-dessus de leur tête. Ainsi, les échanges entre les différents personnages sont devenus plus subtils, ce qui m’a également permis de ne pas effacer le personnage de Patience. Ce sont les attitudes des personnages qui ont décidé des situations, de la structure du récit et non l’inverse. Le choix pris, la ligne est devenue claire.

Astrid initie ses cousins au golf d’intérieur (case définitive ci-dessus)

Etapes successives pour la conception de cette case (ci-dessous)

KLI : Qu’est-ce qui vous a donné l’envie d’introduire une dose de magie, de sorcellerie et de super-demi-pouvoirs dans le récit ? Des réminiscences de Ma Sorcière bien aimée ou des visionnages de films de super-héros dans l’univers new-yorkais ?

Les histoires d’Astrid Bromure sont un cocktail de genres et d’influences éclectiques. Je peux passer de la comédie familiale, au cosy-mystery, à la fantasy en y ajoutant une touche d’humour anglais ou français… Alors, piocher dans le superhero-comics, dans la mythologie grecque ou dans des essais de philosophie, de politique ou d’économie, pourquoi pas ? Je ne m’interdis rien. J’aime bien tresser les genres, les littératures, les thèmes qui n’ont a priori rien à voir entre eux et osciller entre classicisme et modernité. Les Britanniques savent le faire très bien. Sans doute parce qu’ils héritent de Shakespeare. Pour nous français, c’est plus difficile parce que nous héritons de Molière, de Racine et de la règle des trois unités. En France, à chaque fois que vous tentez de sortir des clous, on vous dit que c’est trop compliqué, que ça part dans tous les sens, on vous rappelle à l’étiquette. Du moins, c’est mon sentiment.

Recherches pour le personnage de Patience Poppyscoop

Alors oui, avec Astrid, des réminiscences, il y en a toujours ! Si Superman est un dieu de l’Olympe, Hercule (et ses douze travaux) n’est qu’un demi-dieu. Un demi-super-héros dans les comics américains, je n’en connais pas. J’ai cherché mais je n’ai pas trouvé. Ils ont tous des talons d’Achille comme la kryptonite mais n’ont pas des pouvoirs escamotés par nature. La différence que je fais entre un super-héros comme Superman et un personnage de la mythologie grecque, c’est que Superman a été créé par des juifs américains, donc des monothéistes alors que les grecs anciens étaient polythéistes. Ça change la manière d’aborder le récit. Superman, c’est le produit unique, le hamburger standard, la concentration des pouvoirs. Les dieux de l’Olympe, c’est la démocratie, le récit choral. Patience Poppyscoop n’est peut-être pas un produit unique puisqu’elle a une tante et qu’à la fin du récit, Astrid aimerait bien en savoir plus sur ses parents. C’est d’ailleurs cette tante qui vend sa nièce comme un produit unique au début du récit. Ce niveau de lecture échappe aux enfants et à la plupart de mes lecteurs mais il a me permet d’ajouter une couche de mystère et d’humour au récit. 

Dans Ma sorcière bien aimée, Samantha a des super-pouvoirs mais ne doit pas les utiliser pour ne pas rabaisser son mari. Ses super-pouvoirs ne sont donc pas limités mais empêchés. Samantha est un personnage extraordinaire dans un monde ordinaire. The Bewitched est une farce acidulée : la vie ordinaire stéréotypée d’une famille américaine d’une banlieue résidentielle middle-class des années 60 avec, sans l’air d’y toucher, un discours féministe. À la source de Ma sorcière bien aimée, il y a eu Ma femme est une sorcière de René Clair (I Married a Witch – 1942 – avec l’écrivain Robert Benchley) et L’adorable voisine de Richard Quine (Bell, Book and Candle – 1958). Toutes ces œuvres sont des sources pour l’univers d’Astrid, évidemment !

Quelques références cinématographiques de Fabrice Parme

Illustrations copyright Disney-Pixar

Dans Les indestructibles de Brad Bird (Incredibles – 2004) il est aussi question d’une famille “normale” ainsi que d’une baby-sitter et de super-pouvoirs. Dans le court-métrage Baby-sitting Jack Jack (Jack-Jack Attack – 2005), c’est le bébé qui ne contrôle pas ses pulsions et qui a tous les super-pouvoirs alors que la baby-sitter n’en a aucun. Inverser les choses m’a semblé une piste intéressante à explorer.

Dans les nouvelles de Mary Poppins de Pamela L. Travers, iI est question d’une famille bourgeoise d’un quartier résidentiel imaginaire de Londres. Mary Poppins a des super-pouvoirs, c’est une druidesse, une magicienne. Elle est ambiguë. Sa magie est inspirée par les mythes celtiques. Walt Disney l’a édulcorée. Mary Poppins est la nurse la plus célèbre de toute la littérature, je ne pouvais pas l’ignorer et je m’en suis inspiré pour créer Madame Pied De Biche. Une sorte de Mary Poppins aigrie, une copie ratée, pleine de principes autoritaires d’un autre âge.

Etudes pour Madame Pied de Biche (ci-dessus)

et planche la mettant en scène (ci-dessous)

Le personnage de Madame Pied de Biche s’efface pour laisser place à la modernité de Patience qui n’est pas autoritariste. Elle invite les enfants à comprendre et respecter les règles. Patience est une adolescente, la nièce de Mademoiselle Poppsysoop. Elle lui ressemble mais au format poche. Elle est entre l’enfance et l’âge adulte. Elle fait tout à moitié. Un peu comme Peter Parker alias Spiderman mais pas exactement. Parker apprend à contrôler ses pulsions. Patience a des pouvoirs inaboutis et ils le resteront. Son adolescence est éternelle. S’il y avait un personnage qui pouvait avoir des demi-super-pouvoirs dans le monde d’Astrid, ce ne pouvait être qu’une adolescente et une baby-sitter.

L’arrivée de Mademoiselle Poppyscoop (ci-dessus)

Etapes successives pour la conception de cette case (ci-dessous)

KLI : Astrid est finalement assez ouverte par rapport à tout ce qui touche au surnaturel qu’elle accepte assez facilement. C’est déjà le cas avec son chat Gatsby. Est-ce qu’elle est le reflet de son auteur ? Quelle est votre réelle appétence pour le mystère, le paranormal… ?

FP : Dans l’enfance, la frontière entre fiction et réalité est très perméable. Si on montre à un enfant l’ours Paddington goûter avec Elizabeth II, c’est la réalité. Mais est-ce que la reine Elizabeth II était une réalité ou une construction ? Maintenant qu’il ne nous reste que ses images, sa légende va continuer de se développer et la construction remplacer définitivement la réalité pour devenir réalité. La série The Crown a déjà commencé ce travail. La frontière entre personnage réel et personnage imaginaire est donc bien mince et les personnages imaginaires existent souvent bien plus que bien des êtres réels ou qui ont réellement vécu. Les personnages devenus légendaires ont tous une dimension christique. C’est notre culture et on ne peut pas y échapper. Pour moi, Astrid existe tout autant, voire bien plus, que des gens de chair et d’os que je croise dans la rue.

Astrid, une héroïne pleine de vie

Enfant, on croit au Père Noël parce qu’on ne fait pas la différence entre le réel et la fiction et parce qu’on a envie d’y croire. Quand on ne croit plus au Père Noël, on a néanmoins encore envie d’y croire. Lorsqu’on joue, c’est pour imiter les adultes mais sans se rendre compte qu’on les imite tellement on se persuade que notre jeu est une activité concrète, voir la réalité même. Cette part d’enfance, nous la conservons tous plus ou moins et suivant les circonstances. Si je regarde un film avec Batman, je crois au personnage auquel on veut me faire croire. Je sais que ce qu’on me raconte est faux mais au moment où le film se déroule sous mes yeux, ce que je vois et écoute est l’unique réalité. Platon se méfiait des artistes et des auteurs et il avait bien raison, son allégorie de la caverne nous met en garde sur les dangers de la fiction. Mais croire est une condition nécessaire pour nous projeter, comprendre, avoir de l’empathie…
Peu importe d’essayer de savoir si Dieu existe ou pas. Avoir « la Foi » n’est même pas utile puisque le vivant, dont nous faisons partie, est le seul miracle. C’est tellement simple, tellement évident, tellement incommensurable que nous cherchons à nous en convaincre en cherchant sans cesse d’autres miracles ailleurs. Notre réalité ne nous suffit pas. Voilà pourquoi nous avons besoin de fictions, de croyances, de magie, de métaphysique, de trous noirs au fin fond de l’univers, de personnages de bandes dessinées… de sans cesse remettre en cause nos certitudes.

La galerie de personnages de ce septième épisode et sa gamme chromatique

Une histoire n’est jamais la réalité. Même si elle est inspirée de faits réels, une histoire est toujours une fiction. Plus on cherche à être réaliste et moins on l’est. Plus on cherche à dire la vérité et plus on ment. L’artifice est paradoxalement le moyen de faire apparaître une vérité.  « Cette histoire est vraie puisque je l’ai inventée » disait Boris Vian. Oscar Wilde ne pensait pas autrement. Moi non plus.

Dans le monde d’Astrid Bromure, le paranormal, le fantastique, le mystère… existent à peine plus que dans nos interprétations du monde. Un chat peut parler, une licorne rose invisible apparaître et les fantômes venir prendre le thé. Astrid voit toujours ce que d’autres n’ont pas remarqué. C’est sa marque d’intelligence et je crois que le rôle d’un auteur est de nommer ce que d’autres ne remarquent pas. Mais dans le monde d’Astrid, notre réalité prosaïque existe aussi : son chien, lui, ne parle pas.

KLI : Finalement, au fil de votre récit, on ne sait plus trop ce qui relève de la magie et de la normalité (apprentissage de la parole par le bébé, déplacements de la balle de golf dans l’appartement, utilisation d’un hochet comme club de golf par le bébé pour un superbe coup directement dans le trou, redécouverte de la recette du cookie…) ?

FP : La balle de golf se déplace jusqu’à devenir le point final de l’album. Preuve que tous les éléments que j’utilise pour construire mon récit ne sont que des éléments du langage.

On avance dans la soirée. Les enfants ont le droit de veiller et de ne pas être en pyjama (excepté Bertie, le bébé). Mais la nuit avance et la conscience s’étourdit pour laisser place au rêve. Donc, oui, petit à petit le passage du réel à la magie s’opère. Un peu comme lorsqu’on s’endort : nos pensées commencent par être cartésiennes et plus le temps passe et plus elles dérapent, sont confuses et la logique devient irréelle et nous nous réveillons des heures plus tard en nous rendant compte que nous avons rêvé.

Un bébé sachant golfer (case ci-dessus)

Etapes successives pour la conception de cette case (ci-dessous)

Au fil de mon récit, il y a un inventaire des jeux. Je les utilise pour faire déraper la perception du lecteur en passant de ce qui est logique à ce qui ne l’est plus. Par exemple, Astrid propose des dominos. Au départ, seulement trois boîtes sont montrées mais elle ne dit pas combien elle en possède. La partie de domino change de règle et le nombre de dominos n’entre plus dans trois boîtes mais dans une centaine puis les dominos sont remplacés par des livres. Le jeu de société devient un jeu de construction et quand il faut ranger ces livres, la magie de Patience prend le dessus. Astrid se demande si elle voit vrai mais le lecteur a déjà été manipulé avant elle par le déroulement de mon récit. Le glissement sémantique est d’abord visuel alors qu’avec Gatsby, le glissement est seulement sémantique.

KLI : Si j’ose affirmer que la séquence de la statue, pages 17 et 18, me rappelle un film des Charlots, Les Fous du Stade, est-ce que je fais fausse route ? Aviez-vous une référence plus culturelle pour cette séquence ou bien assumez-vous cette référence ? Il est manifeste que des œuvres mineures peuvent avoir un impact fort sur les mémoires d’enfant.

FP : Je me demandais s’il existait un film du cinéma muet où un tel gag figure mais je ne l’ai pas trouvé. Je n’ai jamais vu Les Fous du Stade des Charlots. D’ailleurs, je ne crois pas avoir déjà vu en entier un film des Charlots. Je décroche assez vite des films de Claude Zidi parce qu’ils sont construits sur des suites de gags autour d’une thématique sans véritable scénario. Des extraits, oui, j’en ai vu au début des années 1970 à la télévision, mais sincèrement, je ne m’en souviens pas ou alors, mes souvenirs sont tellement flous que je ne peux pas affirmer que c’était bien tel ou tel film des Charlots.

Dessins au trait pour la séquence de la statue

Je voulais une séquence qui fasse le lien entre Hercule le demi-dieu et Patience la demi-super-héroïne. De manière à faire basculer le récit du quotidien à l’extraordinaire, du réel à la magie. C’est au moment où Patience détruit cette statue qu’on découvre son secret. Le gag est venu de manière logique dans le récit et non pas pour faire un gag pour le gag. Ce n’est pas tant le gag qui m’intéresse que la place et le rôle qu’il joue dans la courbe du récit. Donc, peu m’importe qu’un gag soit original ou pas. Il est seulement un élément du discours.

Une autre référence : la partie de golf. Elle m’a été inspirée par une nouvelle de P.G. Wodehouse qui se trouve dans un recueil intitulé Le Doyen du club-house (The Clicking of Cuthbert and Other Golf stories – 1922), nouvelle qui a probablement inspiré un sketch hilarant de Mister Bean.

Les œuvres mineures peuvent inspirer des œuvres majeures ou inversement et des mémoires d’enfant aussi. Bien sûr !

KLI : Comme toujours, vous êtes assez critiques avec les adultes de l’histoire en insistant sur leurs défauts. Ici, vous mettez en avant les querelles de famille autour des questions d’argent et d’héritages avec une fin qui présente une réconciliation liée à la perspective de bénéfices financiers. Est-ce que cela participe à la volonté de présenter à vos plus jeunes lecteurs des situations qu’ils peuvent observer dans leur environnement ?

FP : Les défauts des adultes sont souvent plus accentués que ceux des enfants, parce qu’ils ont eu le temps de prendre des rides. Une attitude capricieuse chez une enfant peut être tolérée voire minimisée. Mais si cette attitude persiste au fur des années, jusqu’à devenir un des traits principaux du caractère d’un adulte, cela peut devenir épuisant voire invivable. Les adultes qui entourent Astrid tapent toujours sur le même clou. Astrid est candide, elle découvre le monde tous les jours un peu plus et s’interroge sans cesse. Elle n’a pas encore eu le temps d’être blasée de tout ou de s’enfermer dans ses certitudes. Elle reste éternellement curieuse et attentive. C’est une enfant solaire, héroïque, volontaire et optimiste.

La conclusion du partage d’héritage présenté dans cette histoire est que le père d’Astrid aurait très bien pu se retrouver dans la situation de son demi-frère parce qu’ils sont tous deux médiocres en orthographe. La transmission d’un héritage est rarement équitable même lorsqu’elle semble égalitaire. La main invisible n’est pas toujours juste.

Recherches pour le cousin Hippolyte Cupcake (ci-dessus)

pour son épouse et son bébé (ci-dessous)

La transmission, l’héritage, l’économie, les bénéfices financiers sont des thématiques adultes, mais si on les met au niveau des enfants, ces derniers peuvent rapidement en comprendre leurs mécaniques et leurs conséquences. J’aime bien les exemples que prend Adam Smith pour illustrer ses propos dans La richesse des nations (An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations – 1776), ils sont à la fois drôles et témoignent d’un monde disparu. Je les aime aussi parce qu’ils pourraient permettre à un enfant de comprendre ce qu’est la base de l’économie libérale.

Il y a plusieurs niveaux de lecture dans Astrid Bromure. Une thématique enfantine peut se tresser avec une thématique adulte. Les enfants veulent grandir et la porosité entre les thématiques est un moyen de les ouvrir sur leur futur.

Case définitive (ci-dessus) et étapes successives pour sa conception (ci-dessous)

KLI : Vous dépeignez aussi les adultes comme de grands enfants qui retrouvent le bonheur de l’enfance avec le goût du cookie de la grand-mère ? Une référence à la madeleine de Proust ?

FP : La madeleine de Proust, qui à l’origine était du pain grillé ou une biscotte, est devenue une tarte à la crème dans notre culture : ce petit goût de l’enfance qui me rappelle tout un monde disparu.… Dans le film Ratatouille de Brad Bird (2007), le critique retombe en enfance grâce à une bouché de ratatouille. Les cookies Cookiecrock ont un peu le goût de cette ratatouille. Le banquet à la fin des albums d’Astérix est aussi une madeleine de Proust. La nourriture matérielle avant d’être spirituelle comme moyen de réconciliation. 

Le goût du cookie de maman (cases définitives)

Etapes successives pour la conception de ces cases (ci-dessous)

Les recettes de cuisine et l’alimentation sont des éléments récurrents dans les aventures d’Astrid Bromure. La nourriture est souvent un moyen de réconcilier les personnages ou de les faire communiquer entre eux. Un repas peut permettre de dénouer des conflits entre des pays. C’est un outil diplomatique. Le parmesan dans le tome 1, la cantine dans le tome 2, les échanges entre les pygmées et Madame Dottie ainsi que les vers de terre dans le tome 3, les plantes comestibles de l’oncle Mac Muffin dans le tome 4, les glaces du Yéti dans le tome 5.

KLI : On relèvera votre toujours haute exigence dans votre dessin, la mise en page de vos planches, le rythme du récit. Est-ce que vous avez l’impression que vos plus jeunes lecteurs perçoivent tout le soin que vous apportez à vos albums ? Est-ce que des expositions comme celle d’Angoulême sont l’occasion d’échanges intéressants sur la perception de votre travail d’auteur ? Est-ce que ces échanges peuvent influer sur votre approche de la série ?

FP : Les enfants, que je rencontre dans des festivals, des écoles, des médiathèques, se rendent compte que les albums d’Astrid sont très travaillés, ils remarquent même plus de petits détails que les adultes. Je suis convaincu que plus on expose les enfants à des œuvres soignées, travaillées, pensées et plus on les tire vers le haut. Nous commençons par ressentir les choses avant de comprendre pourquoi elles sont faites ainsi. Le goût se cultive et se transmet, ce n’est pas «chacun ses goûts » ou « j’aime, jaime pas ».

Aperçu du soin extrême apporté à la conception des décors (ci-dessus et ci-dessous)

L’exposition où Astrid Bromure explique La fabrication d’une bande dessinée. Elle circule dans les médiathèques depuis deux ans. Avec l’escape game qui a été inauguré à Angoulême, ce sont des occasions de rencontrer de jeunes lecteurs.

Photos de l’Escape Game et de l’exposition Astrid Bromure à Angoulême

Copyright Réseau Canopé, FIBD & Rue de Sèvres.

Les enfants sont réactifs. Ils posent des questions sur Astrid. Certains la connaissaient déjà, d’autres la découvrent. Il en est de même lorsque j’interviens à l’Institut français ou dans des Lycées français à l’étranger.
Ces échanges influent nécessairement sur mon travail. Les enfants d’aujourd’hui ne sont pas exactement les mêmes que ceux d’il y a dix ou vingt ans parce qu’ils ne vivent pas dans la même époque. Et lorsque j’interviens dans de grandes villes, à la campagne, en Bretagne, en Lorraine, sur la Côte d’Azur, en Espagne, en Angleterre, en Écosse…, les enfants sont encore différents. Chaque rencontre m’oblige à m’interroger sur l’évolution de mon écriture.

Recherches pour le dessin de la couverture de ce septième épisode

KLI : Quand vous observez le succès monumental d’une série comme Mortelle Adèle qui ne brille guère par la qualité de son dessin, qu’est-ce que cela vous inspire ? Est-ce que des jeunes lecteurs se livrent à des comparaisons entre cette série et la vôtre ?

FP : Ce que j’ai pu lire de Mortelle Adèle et des interviews d’Antoine Dole ne m’a pas convaincu. Ses idées me paraissent libertariennes et je ne les partage pas. On ne peut pas plaire à tout le monde, même si on a un gros succès commercial. Le succès est une loterie, pas un talent. Malheureusement, les auteurs sont rémunérés avec un billet de loterie – ce qui fait le bonheur des éditeurs – et pas pour leur savoir-faire. Une perversion du Droit d’auteur que Caron de Beaumarchais n’avait sans doute pas imaginé.  Mortelle Adèle a énormément de succès… mais Donald Trump en a eu aussi. Le succès est-il un critère de qualité ? Parfois mais pas souvent et encore moins toujours.

Astrid Bromure en vitrine

Photo copyright Charlotte Moundlic

Le Roi Catastrophe a été publié avant Mortelle Adèle. Les deux personnages sont des enfants rois, des tyrans. Le pouvoir absolu d’Adalbert ne peut pas être remis en cause par les adultes qui l’entourent. Il prend des décisions absurdes qui ont des conséquences inattendues mais il n’en tire aucune leçon d’humilité. Les adultes n’ont aucun droit sur sa majesté. Il est anticonformiste par essence parce qu’il est unique. En revanche, Mortelle Adèle n’est pas reine mais a des parents laxistes. Pourquoi ses parents sont-ils laxistes et pourquoi acceptent-ils d’être tyrannisés ? Que se cache-t-il derrière cette absence de justification ? C’est ce qui me dérange dans le concept de Mortelle Adèle et je ne comprends pas qu’un éditeur ait laissé passer ça.

Astrid n’est ni Adalbert, ni Adèle. Le concept de la série est très différent. Astrid grandit seule entourée d’adultes et elle doit apprendre à composer avec eux. Si elle veut transgresser les règles, elle doit faire preuve d’intelligence et d’inventivité. Le monde dans lequel évolue Astrid est très hiérarchisé, une société pyramidale en miniature, avec des règles à respecter ou à contourner.

Mes jeunes lecteurs savent faire la différence entre Astrid et Adèle. Pour eux, ce sont deux univers très différents et des récits très différents aussi.

Adèle est beaucoup plus connue, évidemment. Mais je ne suis pas persuadé qu’elle soit aussi transgressive et anticonformiste qu’on veut bien nous la vendre. Je crois même qu’Astrid est plus anticonformiste qu’elle. Une première de la classe n’est pas nécessairement une fayotte et je ne crois pas au mythe du cancre génial. Une première de la classe se détache du peloton donc du conformisme.

Une magnifique composition « à la Fred » (case définitive)

et ses étapes de réalisation (ci-dessous)

KLI: Est-ce que Astrid est appelée à connaître des développements sur d’autres supports que la bande dessinée ? Je pense notamment au dessin animé, univers que vous connaissez bien. A ce jour, est-ce que votre série connaît des traductions à l’étranger ?

FP : J’aimerais bien avoir la traduction russe entre les mains mais il va falloir que j’attende un peu. J’aime la culture russe mais Poutine ne lui rend pas honneur.

Il y a eu des traductions en néerlandais et en espagnol. La bande dessinée française ne s’exporte pas aussi bien que les mangas nippons. Ce serait bien que nos affaires culturelles et nos ministres comprennent qu’un soft power à la française reste à inventer. Une culture qui ne se traduit pas meurt. Et si la culture n’est pas d’abord populaire, elle ne s’exporte pas.

Astrid Bromure, un univers qui bouge déjà sur le papier (ci-dessus et ci-dessous)

Pour le dessin animé, il y a déjà eu et il y a des intérêts de la part de différents producteurs pour une adaptation en série TV mais je n’ai rien vu et rien lu pour l’instant. Astrid serait facile à animer mais pour l’écriture, il faudrait développer un angle qui n’existe pas dans les albums. Penser « œuvre transmédiatique » plutôt qu’une simple adaptation.Les albums d’Astrid Bromure sont publiés les uns après les autres et le délai d’attente entre deux tomes est long. Pour une série animée, il faudrait écrire plusieurs épisodes en même temps. Épisodes qui seraient ensuite diffusés quasiment quotidiennement, voire plusieurs épisodes à la suite et dans plusieurs pays. Le format des histoires, leurs trames et leur ton ne pourraient pas être les mêmes. Mais ce n’est pas impossible. Je ne désespère pas de rencontrer le bon producteur.

J’ai aussi le projet d’écrire des petits romans jeunesse avec Astrid. Ils seraient accompagnés d’illustrations. Cela me permettrait d’explorer d’autres facettes de mon univers. Ils seraient écrits au « je ». Le point de vue d’Astrid, son journal intime.

J’avance doucement avec toujours l’idée en tête que le futur tendra toujours plus vers des œuvres transmédiatiques.

Astrid l’écossaise (dessin pour la consule générale de France à Edimbourg)

KLI : Lors de notre précédent entretien, vous nous annonciez que le tome 8 se déroulerait en Ecosse. Est-ce toujours d’actualité ?

FP : Dans les tomes 8 et 9, Astrid retournera chez son oncle en Écosse. D’ailleurs, avec la coloriste, nous avons été invités au printemps dernier par la Consule générale de France en Écosse à la résidence consulaire d’Édimbourg pour nous documenter. Nous avons aussi rencontré de jeunes écossais à l’Institut français qui nous ont raconté des tas de petites anecdotes sur leur pays. Autant d’éléments qui nourrissent mon écriture. Je ne vais pas jouer avec les mêmes clichés sur écossais que dans le tome 4. Le tome 8 s’intitulera finalement Comment filouter les lutins, et le tome 9, Comment invisibiliser le Licorne Rose. J’y travaille…

KLI : Donc pas la moindre lassitude avec l’univers de Astrid ? Pas de besoin d’intercaler un récit avec de nouveaux personnages, dans un autre univers, avec un propos plus adulte… ?

FP : Astrid me suit depuis 1985 et j’ai encore énormément à dire sur elle et à travers elle. Pour ce qui est d’une bande dessinée avec un propos qui s’adresserait uniquement aux adultes, sincèrement, je ne crois pas savoir faire parce que ça ne m’intéresse pas. Même si dans les aventures d’Astrid, il y a des niveaux de lecture que seuls les adultes peuvent comprendre.

KLI : Tous nos remerciements pour ces éclairages toujours autant appréciés !

Pour en savoir plus :

http://fabriceparme.blogspot.fr/

https://www.editions-ruedesevres.fr

Illustrations copyright Fabrice Parme & Rue de Sèvres

70 BOUGIES POUR GUY LEFRANC !

Pour célébrer les 70 ans de la série Lefranc qui a été publiée pour la première fois dans l’édition belge du Journal Tintin datée du 21 mai 1952, avec La Grande Menace, mythique et très jacobsien épisode inaugural, les éditions Casterman nous proposent deux publications :

– Une nouvelle aventure du célèbre reporter, Le Scandale Arès, du nom de l’avion de chasse au centre de cet épisode ancré dans les années 1950 avec des séquences flashbacks situées en 1918 et 1940, lors des deux premiers conflits mondiaux.

Ce 33ème volume a été écrit par le scénariste Roger Seiter sur la base d’un projet d’histoire de Jacques Martin baptisé à l’origine Le Scandalor. On y retrouve un thème, l’aviation, et une région, l’Alsace, très chers à Jacques Martin et déjà convoqués dans La Grande Menace et L’Arme Absolue. L’intrigue à connotation historico-politico-militaire est prenante et n’est pas sans lien avec notre triste actualité internationale. En ce sens, cet album entretient le caractère visionnaire de plusieurs épisodes de la série.

Le dessin de l’album est signé Régric, l’un des repreneurs graphiques des aventures de Lefranc depuis 2009, désormais en alternance avec Christophe Alvès. Son trait s’inscrit dans le réalisme martinien avec une influence Bob de Moor. On sent chez lui la volonté d’être le plus fidèle possible à la rigueur documentaire et à l’esprit du créateur tout en développant sa propre patte ligne claire.

– Un bel ouvrage, Les voitures de Lefranc signé Xavier Chimits qui témoigne de la passion du créateur d’Alix pour l’automobile et retrace la place de cette dernière dans son œuvre.

Outre un passage en revue des véhicules représentés dans l’ensemble des aventures de Lefranc, une histoire courte signée des copilotes Seiter & Régric mettant en scène Guy Lefranc dans Le rallye de la route des vins, l’ouvrage propose de magnifiques illustrations ligne claire de Jacques Martin pour La Chronique de l’Auto du Journal Tintin.

En admirant l’épure graphique de ces dessins marqués par l’esthétique des années 1950, on pense aux représentations de belles carrosseries par les tenants de la nouvelle ligne claire et en tout premier lieu à Ever Meulen et Ted Benoit.

Ces deux publications autour de Lefranc coïncident avec l’ouverture d’une grande exposition Les mondes de Jacques Martin organisée au musée de la Chartreuse, à Molsheim, jusqu’au 18 septembre.

Cette commune du Bas Rhin accueillera une autre exposition Les voitures de Lefranc à l’Hôtel de la Monnaie, du 6 juillet au 18 septembre. Rien d’étonnant quand on sait que Molsheim est le fief historique de la marque Bugatti qui y a son usine depuis sa création.

Voici de sacrées bonnes raisons pour une escapade en Alsace sur les pas ou plutôt les gommes de Guy Lefranc, de Molsheim à Obernai en passant bien évidemment par le Château du Haut-Koenisbourg, haut-lieu de pèlerinage ligne claire pour les amateurs de La Grande Menace !

Sérigraphie Archives Internationales de la couverture de La Grande Menace

Pour plus d’informations :

Illustrations Copyright Martin, Régric, Seiter & Casterman

UNE BIOGRAPHIE DESSINEE D’EDGAR P. JACOBS : ENTRETIEN AVEC PHILIPPE WURM

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A l’heure où le Château de La Roche-Guyon propose une grande exposition Machinaxion, Mortimer prisonnier du temps, autour de l’album Le Piège diabolique, sixième aventure de Blake et Mortimer, nous vous proposons un très court voyage en chronoscaphe pour nous retrouver au début décembre 2021, période de parution de Edgar P. Jacobs, le rêveur d’apocalypses, la biographie dessinée du Maître du Bois des Pauvres cosignée par Philippe Wurm et François Rivière aux éditions Glénat.

Il est bien évident que cette publication ligne claire marquante n’était pas passée sous nos écrans radars. D’ailleurs Philippe Wurm l’évoquait sur ces pages dès 2018. Nous avions juste convenu de prendre le temps et de proposer un entretien en décalé. Plus que sollicité suite à la reconnaissance méritée, tant médiatique que publique, de son album, Philippe avait besoin d’un retour au calme pour travailler ses réponses avec le soin qu’on lui connaît.

Nous espérons que vous prendrez plaisir à découvrir ce nouvel échange. Et si vous appréciez vraiment les voyages dans le temps, vous aurez l’occasion de le prolonger de quelques années avec la reprise de deux précédents entretiens que Philippe Wurm nous accordait dont l’un déjà très jacobien. A découvrir plus bas.

Un grand merci à Philippe Wurm d’avoir pris une fois de plus de son temps pour nous éclairer de ses lumières en nous faisant partager quelques croquis et recherches pour les couvertures des différentes éditions de son Edgar P. Jacobs. Il est toujours très enrichissant pour nous de recueillir ses commentaires d’artiste, de théoricien et de pédagogue.

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Klare Lijn International : Le moins que l’on puisse dire est que le travail de l’interviewer est bien compliqué après la lecture de la version noir et blanc largement commentée et enrichie de votre album. En effet, vous y apportez énormément de réponses à des questions que l’on peut se poser sur votre bande dessinée. Aussi ma première question portera sur cette dernière version noir et blanc. Qui en a eu l’idée ? Est-ce que vous avez œuvré seul sur sa conception générale ?

Philippe WURM : En 2014, après avoir réalisé une dizaine de planches, je me suis aperçu que j’avais besoin d’énormément d’informations pour dessiner. Pour ce faire, j’ai constitué un important fond d’archives historiques. Bruxelles prenait de plus en plus de place dans mes décors et d’autres sujets apparaissaient comme, les voitures, la mode, les trams, ou les réclames sur les murs de la ville et des cafés. Cette investigation pointue était indispensable pour le bon déroulement de mon projet.
En même temps, j’avais décidé d’intensifier le noir et blanc sur mes planches. Cette démarche participait d’une part à structurer graphiquement la page et ,d’autre part, elle m’offrait l’opportunité de porter un regard sur la part « obscure » de la ligne claire.
Je souhaitais que tout cela puisse être mis en valeur.
C’est pourquoi, j’ai proposé à Benoît Cousin (mon éditeur) de réaliser une édition spéciale qui en rendrait compte. Non seulement, Benoît Cousin a immédiatement validé cette proposition, mais de plus, après sept années de travail ininterrompu, il s’est montré toujours aussi enthousiaste et encourageant.  Dans la foulée de cette approbation, J’ai contacté Stephan Caluwaerts (excellent journaliste et spécialiste de l’âge d’or de la Belgique au 20ème siècle), pour lui proposer de m’aider à réaliser cet imposant travail. Aussitôt à la tâche, Stephan Caluwaerts n’a ménagé ni sa peine, ni son temps pour produire les interviews est les articles qui devaient enrichir le livre. Par la suite, François Rivière a complété le dossier par un texte dans lequel il raconte de façon très touchante sa relation avec le Maître du Bois des Pauvres. Le réel enthousiasme suscité par les lecteurs à la sortie de cet album témoigne du bien-fondé de notre investissement.

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KLI : Comment vous sentez-vous après la parution de l’ouvrage ? Heureux et satisfait d’avoir enfin terminé et pressé de passer à autre chose ? Ou bien en plein « baby blues » avec un manque de Jacobs après toutes ces années consacrées à sa vie ? Un peu des deux ?

PW : Je ressens toujours une nostalgie du livre terminé surtout quand, par la suite, je change de sujet. L’ambiance du livre et de ses les personnages me trottent longtemps dans la tête. Comme il s’agit d’un unique album sur le parcours d’une vie, cela me prendra un certain temps. Mais ce n’est pas désagréable car cela peut servir d’appui pour un nouveau projet.

KLI : Est-ce qu’on doit considérer votre bande dessinée comme définitive ? Je m’explique. En la lisant, j’avais en tête Les aventures de Hergé par Stanislas, Bocquet et Fromental qui donnent lieu régulièrement, à chaque nouvelle édition, à des ajouts de planches tirés d’épisodes de la vie du créateur de Tintin. Est-ce que cela pourrait se concevoir pour votre Jacobs ?


PW : En effet, on peut envisager d’autres épisodes intermédiaires à l’égal de la biographie d’Hergé par Stanislas, Bocquet et Fromental. J’adore cette bande dessinée qui m’a servi de référence pour gérer certains aspects graphiques ou narratifs de notre biographie de l’auteur de La Marque jaune.

KLI : On peut s’étonner de ne pas trouver dans votre bande dessinée la séquence de la chute dans le puits qui serait fondatrice de l’inclination de Jacobs pour le monde souterrain. Pourquoi ne pas avoir évoqué le jeune Jacobs ? Par manque de sources fiables ? Parce que cela avait déjà été approché par F. Rivière et F. Carin dans leur récit hommage publié dans Tintin. A mes yeux, la fin de vie de Jacobs aurait pu également donner lieu à quelques planches supplémentaires pour évoquer la création de la Fondation Jacobs, des éditions Blake et Mortimer, cette volonté de rompre avec le Lombard qui est aussi une forme de reconnaissance tardive par Jacobs lui-même de sa propre valeur artistique. Cela aurait pu être l’occasion de dépeindre ceux qui l’accompagnaient dans cette émancipation mais aussi la forme d’influence voire de manipulation de certains d’entre eux sur un créateur âgé et isolé. Il aurait pu également être intéressant de mettre en avant tout l’intérêt porté par de jeunes auteurs, rénovateurs de la ligne claire, à Jacobs mais aussi celui d’éditeurs comme Archives Internationales pour la mise en avant de son talent graphique via de superbes sérigraphies. Comment se sont faits les choix avec F. Rivière sur les passages de la vie de Jacobs à mettre en avant ?

PW : Une bonne partie des questions que vous soulevez sont traitées dans la très bonne et très complète biographie de Jacobs écrite par Francois Rivière et Benoît Mouchart.
Le format bande dessinée, selon moi, gagne à être assez concis. Cette approche impose des coupes et des choix. Mais c’est une contrainte que j’apprécie car cela permet au lecteur de dégager plus facilement une vue d’ensemble, d’embrasser presque d’un seul regard toute une vie, et de se figurer une synthèse qui me semble être une des caractéristiques de la narration graphique.
Cela dit, il y a aussi une forme de jeu, car la narration par l’image se relit plus souvent qu’un roman. Cette pratique de relecture, particulièrement pour les albums qui adoptent le style ligne claire, favorise la perception de « la profondeur des images plates » (pour reprendre un beau titre de Pierre Fresnault-Deruelle) et permet de « tisser » (pour reprendre un terme cher à Thierry Groensteen) de nouveaux rapports entre texte et image, ou entre les images elles-mêmes. Ainsi de « la synthèse à la relecture » une densité se met en place qui peut apporter au « déchiffreur » de nouvelles compréhensions et interprétations par couches successives.
De plus, je dirais que la brièveté favorise le rythme, lequel fait écho à la musique, et nous savons que le père de Blake et Mortimer était sensible à cette pratique. La réécoute est une manière agréable d’appréhender une œuvre musicale.
Par exemple, le fait d’avoir débuté la biographie d’E.P. Jacobs à l’âge de 19 ans et d’avoir peu développé les dernières phases de sa vie, nous a permis de rester concentrés sur l’impact de certaines images fortes (dont l’escalier du Cinquantenaire) et de trouver une fin en écho au début de l’histoire. Cette technique narrative a contribué à creuser par l’image une forme d’intimité psychique entre le lecteur et l’auteur du Rayon U.

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KLI : Les séquences de rêve ou plutôt de cauchemar sont très présentes dans l’album. C’était un souhait partagé par vous et Rivière de sortir du réel et de rentrer dans les doutes et tourments du cerveau jacobsien ?

PW : A l’entame de ce projet, François Rivière avait intitulé l’ouvrage L’atelier du Rêve.
Le rêve est pour Rivière la pierre angulaire de son approche de Jacobs. Chez l’auteur du Rendez-vous de Sevenoaks, c’est aussi l’accès à l’enfance, aux lectures qui y sont liées et par conséquent à la puissance de l’imaginaire.
Au cours de l’élaboration des planches, je me suis permis d’insister sur cette part d’onirisme que j’ai parfois transformée en mauvais rêves.
Lorsque nous avons envisagé de réaliser les couvertures, les cauchemars ont pris de l’importance dans les compositions graphiques. Il s’agissait en fin de compte de faire ressortir les hantises de Jacobs (comme il les avaient déjà si bien exprimées dans les couvertures de Blake et Mortimer). Un lien s’est ainsi établi entre les représentations dessinées par Jacobs et son monde intérieur. Cela nous a donné l’opportunité de faire apparaître, dans cette biographie, ce qu’on peut imaginer de ses tourments. Jacobs a agi en son temps comme un lanceur d’alerte ! Son œuvre est là pour nous avertir, nous faire réfléchir et en même temps pour exorciser ses propres angoisses.
Nous avions dès lors la possibilité de jouer sur deux tableaux, l’explicite et l’implicite, grâce à l’ambiguïté fondamentale de tout dessin et d’ouvrir ainsi un espace de perplexité pour le lecteur.

KLI : Question saugrenue liée à la lecture récente des Enigmes de la survivance, ouvrage signé J. Alexander, pseudo de Jacques Van Melkebeke, et sous-titré « Les morts communiquent-ils avec les vivants ? » mais aussi de vos commentaires quand vous évoquez le choix à partir d’un certain moment, dans l’avancement du récit, de développer les planches en symétrie axiale, la composition sur double-page et autres approches iconographiques chères à Jacobs. D’où vous est venue cette volonté de faire du Jacobs ? Est-ce que pendant la réalisation de l’album vous auriez perçu un appui de ce dernier, une forme de présence derrière votre épaule guidant votre travail ou des signes d’un accompagnement « paranormal » ? Vous étiez certainement le vivant le plus en contact avec son intimité et les mystères de sa création, ce qui peut créer des liens dixit « l’ami Jacques » !

PW : Mon immersion dans la vie de Jacobs a duré sept ans. Le miracle est que ce compagnonnage se soit fait sans lassitude ! Cela tient beaucoup à l’homme, à son humanisme, et aussi à son attitude d’artisan minutieux vis à vis de son travail. En fin de compte, c’est un homme simple, modeste, qui vit comme tel mais qui fait des choses extraordinaires et qui a un imaginaire fantastique. Parti de peu, il s’est donné les moyens artistiques de rêver une oeuvre ambitieuse et il a réussi à la construire de manière absolument remarquable !En définitive, il a accompli une œuvre vaste, totale, un véritable « Opéra de papier »  !
Du point de vue du graphisme, c’est un dessinateur exceptionnel ; il parvient, à force de patience et de tact, à fusionner différents paramètres (le réalisme, le jeu d’acteur, l’expressivité, l’atmosphère, le sens du détail, le sens du volume, la qualité du trait, la stylisation et la composition de l’image) en un seul geste synthétique.
A cela s’ajoute l’intégration remarquable des textes dans l’agencement des planches et une narration d’une extrême fluidité.
Si ses pages sont en symétrie centrale, c’est pour évoquer l’art égyptien. Mais il ne fige pas sa démarche et il s’inspire d’une autre source, l’estampe japonaise, pour introduire du mouvement et du décadrage dans ses compositions (les estampes ayant apporté à l’Occident l’art du « cadrage photographique » avant même l’usage du Daguerréotype). Par ailleurs le dessinateur de l’Espadon a su, dès les illustrations en aquarelle pour le journal Bravo, se souvenir de la leçon de la couleur des Ukiyo-e !
L’Egypte et le Japon sont bien chez l’auteur de Blake et Mortimer les deux principales sources qui le relient à l’histoire de l’art hors de l’influence européenne.
Réaliser des pages en symétrie centrale me paraissait un bon moyen d’évoquer son univers culturel et de travailler son langage de bande dessinée. Ces planches en recherche d’équilibre m’ont fait évoluer, c’est certain. Peut-être est-ce ainsi que je sentais l’auteur du Rayon U observer ma progression tel un professeur attentif et bienveillant ?  De plus il y avait cet émerveillement permanent qui consistait à analyser, très en détail, ses images et à être ébahi par les solutions qu’il avait trouvées et dont je pouvais tirer parti. De véritables parties d’échecs successives ! Comme un joueur, je pense, en effet, que je n’étais pas toujours seul !

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KLI : Est-ce que votre éditeur Glénat vous avait fixé un délai limite pour réaliser l’album ou bien disposiez-vous de latitude pour y passer le temps nécessaire ? Question d’ordre bassement matériel et peut-être bien indiscrète : de quoi viviez-vous pendant toutes ces années de travail ? Bénéficiez-vous d’avances de l’éditeur ?

PW : 
Il y avait une estimation de délai dans le contrat. Mais lorsque Jacques Glénat m’a déclaré que « je me prenais un peu pour Jacobs ! », il était entendu qu’il comptait me laisser poursuivre mon travail sans entrave de calendrier, pourvu que je maintienne le même état d’esprit artisanal. C’est pour moi une grande chance d’avoir mené cette tâche dans ces conditions et je lui en suis reconnaissant. Mon éditeur Benoît Cousin et mon scénariste François Rivière ont fait, pour leur part, preuve d’un soutien indéfectible et d’une patience remarquable. J’ai aussi eu la possibilité de tenir bien au-delà de l’avance sur droit qui m’était octroyée car j’étais professeur de dessin à l’Académie Constantin Meunier. Mon épouse qui est enseignante à l’Académie Royale des Beaux-Arts (celle de Jacobs !) m’a elle aussi beaucoup aidé. Malgré cet apport, j’ai dû faire des sacrifices et vendre des originaux et des pièces de collection pour subvenir à nos besoins familiaux, car il était difficile de tenir sur une telle distance. La sortie de l’album et l’enthousiasme de son accueil ont été une récompense à la fois très belle et assez compensatrice.

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KLI : Vous développez une longue analyse de la perfection de la ligne claire jacobsienne et de ses spécificités dans votre ouvrage en convoquant Yves Chaland comme l’un de ses héritiers les plus doués. Nous n’allons pas déflorer vos commentaires sur le sujet même si l’envie est grande. Nous souhaiterions juste nous faire l’avocat du diable et vous soumettre une critique sur le travail de Jacobs qui peut indirectement s’appliquer à votre propre travail. Cela touche au souci d’être fidèle au réel via des sources et des documentations irréprochables, ce côté maniaque qui peut desservir une forme de spontanéité, cet appui sur des photographies qui certes aident à la mise en scène mais qui peuvent se ressentir trop fortement derrière le dessin… En clair, est-ce que ce souci d’exactitude est vraiment important, est-ce qu’il n’est pas superflu, le lecteur, à de rares exceptions près, pouvant n’avoir rien à redire si on ne lui décrit pas précisément la rue de l’immeuble dans lequel vivait Jacobs à telle époque ?

PW : Joost Swarte a créé les concepts de « ligne claire » et de « style atome ». Ils sont les premiers néologismes qui font entrer la bande dessinée dans l’histoire des courants artistiques et ce de manière plus intéressante que « l’école de Marcinelle » ou que « l’école de Bruxelles ». La fortune de la dénomination « ligne claire » est si grande qu’elle recouvre désormais un espace artistique très important et il me semble intéressant d’envisager d’y introduire des propositions de définitions intermédiaires.
Dans l’édition noir et blanc de notre biographie, j’ai écrit un article intitulé « la ligne Jacobs » dans lequel je tente au travers de réflexions et études, élaborées et publiées depuis une quinzaine d’années, de trouver un lien transversal entre les diverses composantes de « ligne claire » pour en dégager une synthèse qui définit une autre manière de la pratiquer.

C’est pour cette raison que j’utilise le terme de « ligne puissance » qui évoque le travail de la ligne au pinceau, en plein et délié, et fait écho à la manière dont Gilles Deleuze parle des « degrés de puissance » dans l’éthique de Spinoza. En résumé, l’auteur de Logique de la sensation dit qu’un être atteint sa plénitude, et connait par là un « présent éternel », lorsqu’il effectue son plus haut degré de puissance à partir des idées adéquates qu’il a élaborées (nota KLI : sur le concept de ligne puissance, on se reportera à la contribution de Philippe Wurm à l’ouvrage Le gout du noir dans la fiction policière contemporaine aux Presses Universitaires de Rennes en 2021 avec une analyse centrée sur La Comète de Carthage d’Yves Chaland).

J’utilise ce concept comme une métaphore pour dire que la « ligne claire » au trait épais est une sorte d’effectuation de puissance au même titre que celle que l’individu accomplit dans l’Ethique de Spinoza. Mais si cette ligne au pinceau est une allégorie de l’éthique que comporte-t-elle au juste ?
Premièrement, une synthèse plastique qui contient plusieurs paramètres (évoqués plus haut) en un seul tracé de pinceau. Deuxièmement, la représentation d’un moment de temps plié dans le trait, ce qui semble avoir le potentiel d’ajouter du mouvement et de la densité à l’intérieur du dessin.
Il s’agit symboliquement d’une synthèse de l’espace et du temps.
Le plasticien Lucio Fontana avait développé cette idée, dans les années 1960, dans ses peintures intitulées Concetto spaziale. Ses tableaux représentent une ligne noire au pinceau, en plein et délié, sur fond de toile blanche. En réalité le trait de pinceau est un coup de cutter ! Il coupe l’espace physique et coupe simultanément le temps, montrant par ce geste qu’il est toujours à l’œuvre sur la surface de la toile.
En 1533, le peintre Holbein avait déjà donné « un coup de cutter » dans une de ses peintures ! Il s‘agit du célèbre tableau intitulé Les Ambassadeurs. Une forme brunâtre, et incompréhensible, traverse en diagonale la partie inférieure de la scène. Il s’agit en fait d’une tête de mort, une vanité, qui est représentée sous forme d’anamorphose (forme étirée à l’extrême). Il faut donc se placer sur le côté du tableau pour voir apparaître ce crâne. Ce déplacement du point de vue introduit l’idée d’une double temporalité.
Dans son ouvrage L’anti-Atome – Franquin à l’épreuve de la vie (éditions PLG), Nicolas Tellop développe le concept Deleuzien de « Cristal du temps » et propose l’idée d’un présent dédoublé en permanence. Je ne peux développer ici la théorie à l’œuvre dans cet excellent essai. Je retiens que le style de Franquin au pinceau, de la première période des Spirou, est en concordance avec cette dimension temporelle laquelle s’exprime par la « ligne puissance » et fait vibrer chaque case dans un temporalité suspendue.

Je m‘appuie sur les idées de Deleuze, poursuivies par Tellop dans le domaine de la BD, et sur les tableaux de Fontana et Holbein pour tenter d’expliquer métaphoriquement que le trait de pinceau, la « ligne puissance », est bien une synthèse graphique qui contient intrinsèquement des potentialités temporelles qui restent à l’oeuvre lorsque le tiret est tracé. Mais cette ligne au pinceau est également porteuse d’autres « forces » qui induisent des représentations graphiques et des potentialités narratives différentes. En d’autres termes ces « forces » sont non seulement « temporelles » mais aussi « affectives », car détentrices d’une présence dans le dessin qui lui donnent crédibilité et densité. Par exemple, quand le personnage du Jeune Albert de Chaland reçoit une entaille à son bras, cela « blesse » davantage le protagoniste, et donc le lecteur, que lorsqu’il s’agit de Quick et Flupke. Tout un potentiel narratif peut alors se déployer.
De manière transversale je retrouve cette « ligne puissance » chez des dessinateurs, d’hier et d’aujourd’hui, aussi différents que Alex Raymond, Milton Caniff, Jijé, Franquin, Uderzo, Jacobs, Ever Meulen, Floc’h, Chaland, Clerc, Pellejero, Mathieu Bonhomme, Varela…

Concernant la question de la recherche de précision documentaire, il me semble que vous m’aviez déjà fait cette demande dans un autre entretien – voir ci-dessous – et j’avais répondu que je lutte pour montrer beaucoup sans en mettre de trop, le travail au pinceau étant une manière de concrétiser cette dialectique.
Cependant, dans le cas de la biographie de l’auteur de Blake et Mortimer, j’ai volontairement laissé aller la charge d’informations car je souhaitais davantage montrer. Il me semblait important qu’une reconnaissance des lieux puisse s’effectuer pour encrer la vie de Jacobs dans le réel. En travaillant dans l’esprit de la « ligne puissance » j’espère avoir réussi à évoquer en même temps qu’à montrer ?

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KLI : Est-ce que vous avez d’emblée choisi le style graphique de l’album ? Comme Jacobs a énormément changé de dessin au fil des ans, la question aurait pu se poser d’adopter un traitement graphique différent suivant les époques. Est-ce que cela vous a traversé l’esprit ? Est-ce que le fait de savoir que l’album sortirait en noir et blanc a infléchi votre traitement graphique en apportant un soin tout particulier à la présence de masses noires et notamment à des compositions de planches faites exclusivement d’ombres ?

PW : Jacobs n’a cessé d’évoluer et de chercher des manières nouvelles de travailler son style (contrairement à Hergé qui, après-guerre s’est figé dans son propre académisme). Cependant nous avons, paradoxalement, une perception globale d’un « style Jacobs » ! A quoi cela tient-il ?
Je dirais que cela vient du traitement que Jacobs fait de la photographie dans son travail.
Constamment il a cherché à coller au réalisme, sur base de l’utilisation de beaucoup de photos pour les décors comme pour les personnages et simultanément il pratiquait un travail de stylisation pour détacher le dessin de l’empreinte photo et lui apporter le « design » propre à un graphisme épuré. Dans son Opéra de papier il parle de stylisation du réel. Cela lui vient de sa culture opératique. Cette source d’inspiration est liée au théâtre grec antique qui est un art de la représentation stylisée pour exprimer par la tragédie une catharsis de la société. Cette culture est également en corrélation avec la stylisation de l’art égyptien ce qui nous ramène à l’une des passions d’enfance de Jacobs. En résumé, on peut dire que Jacobs était imprégné de cette belle culture ancienne et que cela lui a servi de fil conducteur.

Je viens de lire dans Les cahiers de la BD un article intéressant sur les jeux vidéo écrit par Jean-Samuel Kriegk. Les premiers concepteurs de jeux vidéo partaient d’images simples et cherchaient au fur et à mesure à atteindre le « réalisme photographique », fascinés​ qu’ils étaient par le rendu réaliste permis par les évolutions de la technique informatique. En cela ils se comportaient comme des ingénieurs ingénus. L’évolution du genre a montré que le réalisme apportait de la confusion et que la narration pouvait en souffrir, surtout du point de vue de l’identification des personnages. Comme l’être humain est un être symbolique, la stylisation a finalement repris de l’importance dans les jeux vidéo, car elle relie l’imaginaire au récit, et participe à former un « tout » cohérent » dans l’esprit du lecteur. Ainsi, malgré les apparentes variations de traitement de son dessin, Jacobs a conservé la stylisation comme un élément constant. C’est la raison pour laquelle le « style Jacobs » est ressenti comme un ensemble assez cohérent car il impose cette idéalisation à ses albums. Pour ma part je me suis calé sur la période La Marque jaune et L’Enigme de l’Atlantide qui me semblent correspondre le mieux à ma recherche graphique en rapport avec la question de la « ligne puissance ».
Comme vous, je me suis interrogé sur l’intérêt d’un changement de style et de colorisation pour évoquer les étapes et les chapitres de la biographie. Finalement j’ai opté pour une unité graphique qui traverserait les époques et le coloriste Benoît Bekaert a fait de même en couleur. De plus il a introduit de subtiles variations de tons, suivant les décennies, pour aider à différencier les périodes sans en avoir l’air. Son choix de couleurs, ses harmonies et son sens narratif sont un atout considérable dans l’obtention d’une qualité graphique globale. Il a été en tous points remarquable.
Concernant le Noir et Blanc, c’est une préoccupation ancienne chez moi et la version « NB » de l’album est plutôt la conséquence d’avoir voulu, dès le début, un traitement graphique avec une grande composante de noir. Cela s’explique par une passion du noir mais aussi des styles de la « ligne claire » et de la « ligne puissance » qui sont synthétisées dans le travail de Chaland, génial porteur de ces tendances. Ces styles ont l’avantage, non négligeable, de bien traverser les époques artistiques c’est pourquoi il est intéressant de les utiliser aussi pour la traversée des âges d’une biographie.

COUV - tirage PARENTHèSE !!

KLI : Est-ce que selon vous cette bande dessinée ne pouvait s’envisager que dessinée par un belge féru de ligne claire et connaissant bien Bruxelles ?

PW : Oui, aux trois composantes ! Bruxelles, « ligne claire », Belge. Pour la ville, cela me semble important et c’est parfois la raison du moindre intérêt de certaines autres tentatives de​ représentation de notre capitale. C’est une richesse inouïe d’habiter la cité que l’on dessine. On la ressent autant qu’on la décrit. Je possède un livre de photos sur Paris d’Henri-Cartier Bresson dont le titre est Paris à vue d’œil. Dans la dédicace qu’il m’a adressée, le photographe a biffé le mot « oeil » pour y écrire « nez » !  Tout est dit !
Comme je suis un passionné de « vélo urbain », j’aime faire mes déplacements à bicyclette, je regarde et photographie la ville depuis 30 ans… Mais je la pédale également ! Ce qui veut dire que j’en connais les dénivelés (un cycliste cherche toujours à les éviter !), c’est la raison pour laquelle je me suis appliqué à montrer que Bruxelles est une ville « wallonnée », même si on dit souvent, un peu vite, qu’elle est la Capitale du « plat pays « !
La cité du Manneken-Pis est également considérée comme la Capitale de la BD, on peut en déduire une passion pour la « ligne claire » chez beaucoup d’habitants, cela signifie qu’il y a cette culture qui irrigue les esprits et qui infuse aussi les créateurs qui y travaillent (ils sont des éponges !). Enfin Belge, car il y a une fierté de dire d’où on vient ! D’autres auteurs peuvent s’emparer de la capitale et y apporter un regard intéressant mais dans la cadre de la biographie de Jacobs, qui est un Bruxellois de souche, je trouve qu’il est très justifié d’être un habitant de la métropole et de faire part de ses humeurs et de son histoire.

KLI : Quelle a été l’attitude des éditions Blake et Mortimer par rapport à ce projet chez Glénat ? Il y avait eu quelques soucis pour Rodolphe et Alloing concernant La marque Jacobs, leur biographie chez Delcourt. Est-ce que vous connaissiez d’ailleurs cette biographie parue il y a dix ans ?

PW : Il me semble que tout le monde peut faire une biographie pour autant qu’il n’y ait pas de diffamation. Avec François Rivière il y avait une garantie d’expertise et de grande tenue. Sur la question du dessin il peut y avoir matière à discussion. C’est pourquoi il a été décidé par Glénat de montrer le travail à Média-participations lorsqu’il serait arrivé à son terme. J’ai beaucoup apprécié la réaction de Média-participations qui a accepté la publication sans demander de modifications.
Bien entendu je connaissais la biographie de Rodolphe et Alloing et je pense qu’ils ont commis l’erreur de mettre le groupe Média-participation devant le fait accompli sans possibilité de négocier.

HERGé NEW énervé !

KLI : Est-ce que vous avez le sentiment d’avoir donné vie à l’homme Jacobs tel qu’il était réellement ? Est-ce que vous avez eu droit à des témoignages de personnes qui l’ont bien connu au quotidien et qui après avoir lu votre album vous auraient dit « C’est bien Edgar tel qu’il était avec ses qualités et ses défauts » ? On sent quand même beaucoup d’empathie de votre part. Jacobs n’était pourtant pas toujours de bonne composition. F. Rivière a d’ailleurs eu l’occasion d’évoquer l’évolution de leur relation et le côté quelque peu paranoïaque de Jacobs pour qui l’autre semblait souvent plein de mauvaises intentions à son endroit. Et puis, ce côté « mise en scène » de sa propre vie de son vivant, ce cérémonial mis en place lors des interviews au Bois des Pauvres, ses vitrines mettant en valeur ses propres créations, cela me semble révéler un ego élevé, un côté un peu prétentieux qui n’est peut-être pas suffisamment mis en avant dans votre bande dessinée.

PW : Les témoignages les plus nombreux et les plus importants, c’est François Rivière qui les a​ reçus (cf. ses extraordinaires Entretiens du Bois des Pauvres). Pour ma part, j’ai rencontré de nombreux dessinateurs qui l’avaient fréquenté et j’ai eu la chance, certes courte, de croiser Jacobs à la pose de la première pierre du Musée de la BD et de voir sa maison après son décès.
A la sortie de notre album j’ai eu le plaisir de recevoir des témoignages de plusieurs personnes qui l’avaient connu et qui m’ont confirmé que le portrait que nous faisions du père de Blake et Mortimer était très ressemblant et émouvant. Roger Leloup fait partie de ces témoins privilégiés et cela m’a infiniment touché.

Concernant la « paranoïa » de Jacobs, elle est probablement exacte. Mais il ne faut pas l’exagérer, d’abord parce que tout auteur possède un certain degré de cette affliction qui ouvre la sensibilité et permet de faire fonctionner l’imaginaire de manière expansée. Il en va de même pour l’ego et les artistes, tout étant une question de degré.
Le fait intéressant dans le cas de de l’auteur de La Marque jaune réside dans la forme prise par cette « problématique paranoïaque » et son rapport à la profession. En effet, l’« Autre » qui est la source principale des difficultés de l’auteur de l’Espadon, n’est jamais nommé car il ne peut l’être, Jacobs dépend en grande partie de lui. Cet « Autre » c’est Hergé, le père de Tintin et l’actionnaire du journal du même nom. C’est pour cette raison que Jacobs transfère cet « autre » sur tous les « autres » dans la profession (et en particulier sur Jacques Martin). Cela dit, il n’y a pas de « fumée sans feu ». Une base réelle est bien à la source de cette sensation de persécution, puisque nous savons qu’Hergé a dit à Leblanc (directeur-fondateur des éditions du Lombard) qu’«un Blake et Mortimer vendu est un Tintin qui ne se vend pas ». Et Jacobs a subi tout au long de son parcours d’auteur les achoppements d’Hergé qui lui a mis des bâtons dans les roues. Il a fallu la gestion de son œuvre éditoriale par Média-participation pour révéler le véritable potentiel de vente des albums de Blake et Mortimer. De fait, je suis plutôt admiratif de Jacobs qui a su si bien résister et sur la longueur à une telle pression. C’est un exemple de résilience remarquable. On en revient à son humanisme si touchant. Et c’est la raison pour laquelle nous avons voulu imaginer un « Jacobs heureux » vers la fin de sa vie. Pour ma part, je pense qu’il a su puiser dans la joie de la création la force de traverser toutes les épreuves et qu’il a su la transférer dans son œuvre jusqu’au bout.

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KLI : Quels sont vos projets ? Un retour à Lady Elza, votre dernière héroïne en date ? Est-ce que vous auriez été approché pour dessiner un Blake et Mortimer en qualité de repreneur ? Vous aviez passé un test en son temps. J’imagine qu’après cette biographie, vous figurez sur la liste des candidats fortement pressentis !

PW : Les projets se bousculent en ce moment, mais je ne peux pas tout faire. Lady Elza est toujours chère à mon cœur et à celui de Jean Dufaux mais le moment ne semble pas venu de poursuivre ses aventures. C’est pourquoi je songe à me diriger vers une autre biographie d’auteur de bande dessinée. Il me semble que l’époque est au regard rétrospectif sur notre patrimoine franco-belge. Cette démarche peut aussi aider la spéculation créative et je trouve que la bande dessinée est plutôt bien qualifiée pour parler de la bande dessinée.

KLI : Un grand merci pour ces éclairages toujours autant appréciés ! D’ailleurs, à l’occasion de cet échange, nous remettons en ligne, ci-dessous, deux précédents entretiens proposés sur la première version de notre blog en 2012 et 2018. 

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Lien utile : www.glenat.com

Illustrations copyright Wurm, Rivière et Glénat.

ENTRETIEN AVEC PHILIPPE WURM AUTOUR DE PUBLICATIONS JACOBSIENNES- 2018

La fin 2017 a été marquée par la publication de plusieurs ouvrages qui participent grandement à une meilleure compréhension de l’œuvre d’Edgar P. Jacobs.

En premier lieu, deux études sur l’art jacobsien signées par deux experts de la bande dessinée et de l’image en général et deux hergéologues émérites, Pierre Fresnault-Deruelle avec Edgar P. Jacobs ou L’image Inquiétée dans la collection iconotextes des Presses Universitaires François Rabelais et le regretté Pierre Sterckx avec La Machine Jacobs, ouvrage posthume publié aux éditions Dargaud.

En second lieu, la publication dans la collection des intégrales Niffle de deux gros volumes reprenant l’intégralité des aventures de Blake et Mortimer signées Jacobs, du Secret de l’Espadon aux Trois Formules du Professeur Sato, en moyen format et en noir et blanc.

A la lecture de ces livres, nous est venue l’idée de les soumettre à l’analyse bien évidemment éclairée d’un auteur contemporain connaissant bien l’œuvre de Jacobs. Notre choix ne s’est pas porté sur l’un des repreneurs de la série Blake et Mortimer mais sur le dessinateur Philippe Wurm, dessinateur ligne claire bien connu des amateurs pour ses séries Les Rochester et Lady Elza. Pourquoi ? Primo parce qu’il œuvre depuis déjà de longs mois sur une biographie dessinée d’Edgar P. Jacobs cosignée avec l’éminent François Rivière, interviewer et analyste historique du créateur de Blake et Mortimer. Deuxio parce que Philippe Wurm mène des travaux de recherche sur le medium bande dessinée qu’il enseigne dans le cadre de conférences dans le cadre universitaire. Tertio car c’est un artiste très sympathique et avenant, ce qui ne gâte rien !

Nous le remercions très chaleureusement d’avoir accueilli avec enthousiasme notre projet d’échange jacobsien et d’y avoir consacré de l’énergie et du temps en pleine période de vacances de Noël ! J’espère que vous prendrez autant de plaisir à le lire que nous en avons eu à le préparer avec lui.

Klare Lijn International : Philippe, quels sont les rapports que vous entretenez avec les publications d’analyse de la bande dessinée ? Etes-vous un fervent amateur du regard de critiques d’art, d’historiens, de philosophes, de sémiologues… sur la bande dessinée ? En qualité d’auteur et en qualité d’enseignant?

Philippe Wurm : J’ai beaucoup lu et je lis encore bon nombre d’ouvrages d’analyse critique sur la bande dessinée. Je trouve que ce genre de lectures permet de prendre un recul intéressant. Ils apportent forcément un autre regard et enrichissent le mien. Ils ont pour principal effet de me donner envie de relire mes classiques, ce qui m’aide à m’y replonger. Je crois beaucoup aux vertus de la relecture. Elle permet de saisir l’oeuvre sous un nouvel angle et de relever des aspects que je n’avais pas perçus auparavant. Dans ma pratique d’enseignant de cours de « bande dessinée et illustration », ces ouvrages me sont parfois utiles. Les intégrer de manière directe peut être difficile mais je les utilise plutôt de manière indirecte afin d’aider un élève à propos de l’une ou l’autre question particulière.

KLI : J’imagine que les dernières publications érudites autour de l’oeuvre d’Edgar P. Jacobs – Jacobs ou l’image inquiétée de Pierre Fresnault-Deruelle et La Machine Jacobs de Pierre Sterckx – ont dû retenir toute votre attention et titiller l’esprit d’un dessinateur qui œuvre à la biographie en images du Maître du Bois des Pauvres ! Lequel de ces deux ouvrages a retenu votre préférence ? Quels sont leurs points faibles et leurs qualités respectives ? Chez Pierre Fresnault-Deruelle, on pourra s’étonner de son parti-pris incompréhensible d’arrêter son analyse au Piège Diabolique en faisant l’impasse sur L’Afffaire du Collier et Les 3 Formules du Professeur Sato mais aussi de quelques coquilles sur le nom d’auteurs ou de séries de la « nouvelle ligne claire » (ex : Le Rendez-Vous de Seven Oaks, les aventures de Victor Laudacieux). Côté Pierre Sterckx, je ne sais à quel état était l’ouvrage lors du décès de l’auteur mais il me donne une impression d’inachevé, d’incomplétude comme une compilation de fragments d’analyse même si son iconographie très belle et vraiment pertinente en rapport avec le texte.

PW : Les ouvrages d’analyse sur Jacobs ne sont pas encore très nombreux. J’ai été intrigué lorsque j’en ai vu apparaître deux nouveaux, qui portaient, en outre, chacun une signature prestigieuse. Les deux ouvrages sont intéressants dans la mesure où ils tentent une analyse globale de l’œuvre dans ses rapports avec la grande culture. J’ai une préférence pour l’ouvrage de Pierre Sterckx car je trouve qu’il ouvre de nouvelles pistes.
En effet, j’ai trouvé son intention de renouveler la grille d’analyse des bandes dessinées très louable. Il se propose de sortir de l’analyse sémiologique et structuraliste qui a majoritairement prévalu ces dernières décennies pour apporter un regard plus philosophique basé sur les concepts de Deleuze, Guattari ou Simondon. Cependant, comme vous, je ressors de cet ouvrage avec un certain goût d’inachevé. C’est un texte basé sur de très bonnes intuitions, mais peut-être que le décès de Pierre Sterckx a empêché cet approfondissement ?

En ce qui concerne l’ouvrage de Pierre Fresnault-Deruelle, il est intéressant de noter le rapport qu’il établit avec les sources littéraires de Jacobs. Il montre très bien comment le père de Blake et Mortimer a été marqué par les auteurs anglais de la fin du XIXème siècle, mais aussi par le courant des peintres symbolistes et, plus tard, par des œuvres majeures du cinéma expressionniste allemand. Pierre Fresnault-Deruelle insiste à juste titre sur l’importance de ce background culturel dans la réalisation des « images inquiétantes » de Jacobs et il relève particulièrement la gestion des couleurs pour les intensifier. Ma réserve principale tient au fait que Pierre Fresnault-Deruelle fonde ses analyses couleurs sur les éditions actuelles de Blake et Mortimer. Selon moi, on est au plus proche des véritables intentions chromatiques de Jacobs dans les éditions originales publiées par le Lombard à leur époque (essentiellement pour les premiers titres particulièrement bien imprimés par les établissements « Cortenbergh » qui constituaient l’un des meilleurs imprimeurs de son temps). Je sais que les éditions originales sont difficilement accessibles au grand public, mais elles sont d’une qualité incomparablement supérieure aux couleurs actuelles qui ont été refaites dans les années 1980, à la gouache et en à-plat de couleur.

KLI : Ce qui frappe à la lecture des livres des deux Pierre – Fresnault-Deruelle et Sterckx – c’est finalement le décalage entre leur propos sur l’importance de la couleur chez Jacobs et la parution concomitante d’une intégrale des planches en noir et blanc chez Niffle. Même si cette dernière initiative éditoriale donne à voir le dessin pur de l’artiste notamment pour des séquences aux tonalités sombres qui le rendaient beaucoup moins lisibles dans les éditions courantes – on pourrait presque s’interroger sur sa réelle utilité tant la couleur est consubstantielle de l’art de Jacobs. Qu’en pensez-vous ? Votre biographie sera en noir et blanc ou en couleurs ?

PW : Pierre Fresnault-Deruelle et Pierre Sterckx ont raison d’insister sur l’importance de la couleur chez Jacobs. Sa gamme chromatique, mise au point dans le rayon U, est un apport essentiel aux publications franco-belges de l’après-guerre. Il n’y a pas de contradiction avec la présentation d’une édition en noir et blanc. C’est autre chose : l’édition en noir et blanc rend hommage au dessin en tant que tel. En effet, le fait qu’elle soit éditée grand format renforce cette lisibilité du trait.

Avec un regard un peu professionnel, on peut percevoir tout le génie de la « ligne Jacobs », son sens du volume, ses pleins et ses déliés, son utilisation si savante du noir. Grâce à cette édition-ci, TOUT y est ! Ce sont des ouvrages de référence pour tous les dessinateurs, mais aussi pour les lecteurs passionnés de ligne claire et les amoureux du dessin. Ces livres sont des livres d’art et ils s’adressent bien à tous les lecteurs de bande dessinée.
Notre biographie comportera une édition en noir et blanc, justement pour faire apparaître la dimension graphique que j’ai essayé d’élaborer en hommage à Jacobs, l’édition courante sera en couleur.

KLI : L’analyse ou la mise en exergue de cases de Jacobs tant chez Pierre Fresnault-Deruelle que chez Pierre Sterckx me semble d’autant plus pertinente que Jacobs est un fabricant d’images mémorables qui fonctionnent seules isolées du récit et qui happent véritablement. On contemple fasciné, presque hypnotisé, par la force et la beauté de ces cases et planches qui irradient les pupilles. Partagez-vous ce point de vue ? Finalement, l’édition noir et blanc peut donner l’impression d’un sentiment de manque.

PW : L’analyse de cases isolées chez Jacobs semble assez logique car il est bien entendu qu’il a créé des « cases mémorables ». Mais j’ai toujours eu quelques difficultés à m’arrêter sur une seule case et à en lire l’analyse, pour en parler comme d’une « case mémorable ». C’est un peu comme dans les vieux cinémas de mon enfance lorsque je regardais les photos du film présentées à l’entrée. C’était toujours décevant. Après avoir vu le film, ces images devenaient plus intéressantes. Ce qui veut dire qu’elles n’avaient d’intérêt qu’a posteriori (déjà à titre de nostalgie), alors qu’une peinture figurative fonctionne d’emblée comme représentation en soi.

Les cases sont donc mémorables à l’intérieur du flux du récit. Le paradoxe chez Jacobs est que chaque image est « mémorable » parce chaque case est « remarquable » !… En effet, chaque image possède la composition d’une petite estampe, et pourtant cela n’empêche pas le fait que chaque case s’inscrive dans la globalité ou le flux narratif de la planche. Jacobs est donc un narrateur qui procède par juxtaposition d’estampes, dont chacune est à la fois parfaite en elle-même et parfaitement cohérente dans le tout. Si les images irradient ainsi et déjà en noir et blanc, cela est dû principalement à la puissance de son style graphique qui permet d’engranger un maximum d’intensité.

Les correspondances que Pierre Fresnault-Deruelle établit dans les « images inquiétées » de Jacobs avec notre fond culturel (littéraire, pictural, cinématographique…) sont une explication de leur pouvoir de fascination, mais cela ne suffit pas. Je crois que pour cela il faut entrer dans l’analyse spécifique du dessin. Pour illustrer mon propos, je citerai le dernier livre de Blutch, Variations, où celui-ci propose une réinterprétation fascinante de grands classiques de la bande dessinée.

Il montre que l’ensorcellement d’une image tient autant dans la puissance du trait au pinceau que dans la qualité de composition des cases (quand celle-ci est manipulée par un virtuose qui va jusqu’au bout de l’effort de dessiner). Jacobs est de la même trempe que Blutch (ou inversement !). Les planches en noir et blanc de Blake et Mortimer aident à comprendre cette perfection de finition et mettent en lumière ce qu’il y a de spécifique au dessin de Jacobs : un tracé caractéristique qui peut être qualifié de « ligne puissance ». Cette « ligne puissance » est définie par un tracé au pinceau, en plein et délié, qui condense le volume de manière à en donner la présence tout en permettant à la ligne de conserver la primauté du tracé. Pour prendre deux références dans champ culturel , c’est la ligne issue aussi bien des « bas reliefs égyptiens » (que l’on voit très bien à la lumière rasante) que celle, moderne et au « cutter » des toiles de Fontana. Par parenthèse, cette notion de plein et délié est intéressante car elle relie, par le tracé, le dessin à la typographie, ce qui colle très bien au langage spécifique de la bande dessinée. Selon moi, le Jacobs dessinateur était irrigué par deux cultures majeures, celle de l’Egypte pour la question du volume/tracé et celle du Japon pour la subtile composition des images en couleur.

KLI : Etes-vous également adepte des publications grand format des aventures de Blake et Mortimer proposées par l’éditeur Golden Creek ou bien ce type de tirage ne vous apporte pas grand chose ?

PW : J’ai apprécié les éditions grand format en noir et blanc type Golden Creek. Cela aide à comprendre le travail d’encrage du dessinateur, et cela est utile du point de vue professionnel. Toutefois, ces planches sont issues de films noir et blanc d’imprimerie et ne rendent pas toute la qualité du trait qui ne peut se percevoir que d’après les originaux ou de très très bons scans de ceux-ci.

KLI : Pour en revenir aux livres de Pierre Fresnault-Deruelle et Pierre Sterckx, il me semble convoquer l’un et l’autre des références qui mettent bien en avant les côtés très ténébreux et inquiétants de la représentation jacobsienne. On se rend compte à quel point Jacobs sait puiser dans l’imaginaire le plus sombre, convoquer des thèmes récurrents du roman populaire (cités englouties, savants misanthropes, rayons de la mort…) sans sombrer dans le Grand Guignol et ses excès. Quel est votre regard sur cette analyse ?

PW : Les deux ouvrages mettent bien en avant certaines références culturelles qui ont fasciné Jacobs et la manière dont on en retrouve les échos dans son travail. Ils ont montré combien Jacobs était un des auteurs franco-belges les plus accomplis de son époque (dès Le Rayon U) puisqu’il pouvait maîtriser simultanément les registres du texte, du dessin et de la couleur. A ce propos, je me réjouis des superbes reproductions couleurs des planches du Rayon U présentées, à partir des originaux, dans l’ouvrage de Pierre Sterckx. Avec les reproductions que nous voyons habituellement, issues de pages du journal Bravo, nous n’avons pas idée de la véritable qualité de l’oeuvre de Jacobs dès cette époque. Or il ne faut pas oublier que c’est en voyant ces planches originales du Rayon U qu’Hergé a compris qu’il avait trouvé l’artiste qui allait lui fournir la gamme et la tonalité adéquate pour la mise en couleur de ses Tintin !

Chez Pierre Fresnault-Deruelle, j’ai particulièrement apprécié le fait qu’il valorise chez Jacobs la capacité à convoquer la culture expressionniste allemande tout en se préservant de sombrer dans le « grand guignol » ou le grotesque.

Chez Pierre Sterckx, j’ai trouvé intéressante la manière dont il aborde les images de Jacobs en mettant en avant la complexité de l’imbrication des trois registres (texte, dessin, couleur). Il reconnaît au père de Blake et Mortimer une originalité et une modernité qui lui ont été peu accordées jusque-là. En outre, son analyse du rapport texte/image montre la manière dont Jacobs jouait de leur imbrication pour rentrer dans une temporalité différée (qui fait écho à sa formation de chanteur d’opéra). Il avance même l’idée selon laquelle le texte et le dessin vont trouver un liant subtil grâce à la couleur qui va permettre de formaliser une sorte de « sonorité opératique » qui manque tant à la bande dessinée. C’est donc par la sonorité des images muettes que Pierre Sterckx caractérise la force envoûtante du travail de Jacobs. Il affirme la très grande maîtrise de celui-ci et il démontre ainsi sa capacité à jouer de mouvements lents ou rapides pour imposer SON tempo particulier au lecteur de bande dessinée (ce qui est un paradoxe puisque le lecteur est généralement maître de son tempo, contrairement au cinéma ou à l’opéra). J’ai toutefois un regret concernant les sources de Pierre Sterckx, car il cite, à de nombreuses reprises, ses lectures de Deleuze, Guattari ou Simondon pour étayer son argumentation. Il est dommage qu’il ne soit pas montré plus rigoureux dans ses notes car on aurait aimé mieux comprendre les liens qu’il établit entre ses sources prestigieuses et son raisonnement.

KLI : Finalement, Jacobs aura fait le grand écart entre la lumière de l’Opéra, y exerçant un métier de chanteur exposé au regard du public et l’obscurité d’un atelier de dessinateur de bandes dessinées, isolé, loin du contact des autres. En quoi cette évolution personnelle radicale se ressent selon vous dans son oeuvre ? Comment allez-vous l’aborder dans votre biographie ?

PW : « De l’Agora à l’Hermite » !… C’est une question délicate. Jacobs a eu deux métiers, et, comme il avait longtemps manifesté sa préférence pour le premier, il est difficile de dire comment il a accepté cette transition. En tant que chanteur, Jacobs devait avoir la passion de la scène, c’est donc aussi la personnalité de quelqu’un qui ne craint pas l’exposition au public. L’expression de sa préférence pour son premier métier, celui de chanteur d’opéra, paraît ainsi contradictoire avec l’image qu’il donnait en fin de carrière, de « moine copiste » du Bois des Pauvres. Toutefois, il me semble que Jacobs lui-même a répondu à cette question et a levé cette contradiction apparente, dans une interview qu’il a donnée à la RTBF en 1977, lorsque la journaliste lui demande: « Et si c’était à refaire ? Vous seriez chanteur d’opéra ou créateur de bande dessinée ? ». Jacobs se lance dans une réplique nuancée qui tient compte de son regret de n’avoir pu poursuivre la carrière lyrique, mais il conclut en disant que, face à l’évolution contemporaine des arts, il préfère nettement se retrouver dans sa situation actuelle de créateur de bande dessinée car il a ainsi le privilège d’être le seul metteur en scène de son opéra de papier !
Dans notre biographie nous montrons un Jacobs bon vivant qui est souvent en relation avec ses amis et qui mène une vie sociale active. Je pense qu’il a su maintenir cette convivialité longtemps, et ce malgré la dimension solitaire que requiert le métier d’auteur de bande dessinée réaliste.

KLI : Pierre Fresnault-Deruelle mais aussi Benoît Peeters, dans sa brillante préface de Jacobs ou l’Image Inquiétée, se montrent réservés voire critiques par rapport aux reprises de Blake et Mortimer après la mort de Jacobs. Je ne suis pas loin de partager leurs points de vue. Et vous qui aviez tenté votre chance pour réaliser un Blake et Mortimer, qu’est-ce que vous en pensez aujourd’hui ? Est- ce que les livres de Pierre Fresnault-Deruelle et Pierre Sterckx n’apportent pas la démonstration la plus brillante qu’un Blake et Mortimer sans Jacobs ne peut pas être un Blake et Mortimer quelles que soient les qualités des repreneurs ?

PW : Je trouve la question des reprises assez complexe, car elles sont entachées d’un gros soupçon d’opportunisme. Pour ma part, je garde une fascination pour L’Affaire Francis Blake. Cet album, au moment de sa sortie, a amené tout un nouveau public vers Blake et Mortimer et a institué la série comme classique indémodable. Le statut actuel de l’oeuvre de Jacobs lui doit beaucoup. Le très grand talent des auteurs, Van Hamme et Ted Benoit, et le soin extrême qu’ils ont apporté à la réalisation ont montré que les reprises peuvent être des créations bien au delà des visées économiques. Après tout, Franquin a bien montré que la reprise de Spirou pouvait donner lieu à une oeuvre géniale. Retrouver Blake et Mortimer sans Jacobs est impossible, mais autre chose peut advenir que Jacobs n’aurait pas fait et qui convient très bien à Blake et Mortimer.

Je ne pense pas que les textes sur le travail de Jacobs apportent une démonstration contre les repreneurs. Ce sont des textes qui analysent l’oeuvre extraordinaire du Maître du « Bois des Pauvres » et ils ajoutent des facettes à sa compréhension sous différents angles.
Rétrospectivement, je pense qu’il y a d’autres manières d’admirer Jacobs que de reprendre ses personnages. Je suis vraiment très heureux de me consacrer à l’auteur Jacobs et à son parcours de vie. Le travail que nous faisons avec François Rivière est très riche en découvertes sur l’homme et son oeuvre et cela me plaît énormément.

KLI : En refermant les livres de Pierre Fresnault-Deruelle et Pierre Sterckx, j’ai éprouvé une attente forte d’un ouvrage centré sur la collaboration Hergé-Jacobs, les apports réciproques qu’ils en ont tirés l’un et l’autre mais aussi les différences qu’ils ont marquées, par la suite, dans leurs travaux personnels. J’imagine que cette période sera développée dans votre bande dessinée et que vous nous permettrez de percevoir ce que pouvait être le travail en commun de ces deux personnalités ?

PW : Les cas où deux auteurs complets, et de génie, travaillent en même temps sur un livre sont rarissimes, et Les 7 boules de cristal en est l’illustration frappante. Il serait donc fascinant d’en savoir davantage sur ce moment historique. Cette période fut assez courte (officiellement, de début 1943 à fin 1946). Pourtant, son onde de choc s’étale sur près de 40 années. Les experts s’entendent pour dire que, dans leurs oeuvres respectives, il y a eu un avant et un après cette période, mais ils considèrent généralement que c’est Hergé qui a marqué davantage Jacobs plutôt que l’inverse. Or nous pensons, Francois Rivière et moi, que Jacobs a eu une influence profonde et décisive sur le créateur de Tintin. En nous attachant à montrer combien la création de Blake et Mortimer a apporté un souffle nouveau à la bande dessinée de son temps, nous faisons aussi sentir, par contraste, le sentiment de jalousie particulière qu’Hergé a développé par rapport à Jacobs. Par ailleurs, nous évoquons également certains aspects précis de cette coopération. Comme j’ai eu la chance de visiter l’intérieur de la Maison d’Hergé (av. Delleur à Boisfort), j’ai pu photographier le bureau où les deux auteurs ont travaillé de concert. Cela concourt à l’authenticité, par la documentation des lieux, que nous voulons donner à notre travail.

KLI : En quoi la lecture de ces différents ouvrages peut infléchir votre approche du sujet Jacobs dans votre bande dessinée avec François Rivière qu’il s’agisse de la mise en place des dernières planches ou bien d’une remise en cause de cases ou séquences déjà réalisées ?

PW : Les livres de Pierre Fresnault-Deruelle et Pierre Sterckx sont des ouvrages d’analyse sur l’œuvre de Jacobs, ils ne sont pas porteurs de nouveauté concernant sa vie, par conséquent ils n’ont pas d’influence sur notre travail. Dans l’élaboration de notre Roman-Graphique nous avons cherché à ouvrir à une autre compréhension de l’œuvre par la biographie. J’ai la chance de beaucoup fréquenter les communes de l’est de Bruxelles (autour du quartier du Cinquantenaire) où je travaille et où Jacobs a longtemps séjourné. Je m’y promène beaucoup à vélo de jour comme de nuit. En fréquentant ces lieux, je me suis rendu compte combien Jacobs avait laissé infuser sa ville et son ambiance dans les planches de Blake et Mortimer. François Rivière est un très fin connaisseur de Bruxelles et un grand amoureux de cette ville. Ensemble nous avons reparcouru les lieux de Jacobs et nous avons ainsi affiné notre repérage pour qu’il serve de fondement à l’établissement du texte comme de l’image.
Cette démarche nous a permis de faire un bon nombre de trouvailles que je vous laisse le plaisir de découvrir à la sortie prochaine de notre ouvrage !

KLI : Vous nous mettez déjà l’eau à la bouche mais nous allons vous laisser le peaufiner dans un esprit très jacobsien ! Merci encore pour cet échange très enrichissant qui n’épuise bien évidemment pas le sujet. Et pourquoi pas d’ailleurs se donner rendez-vous dans quelques mois pour un nouvel entretien sur le vaste sujet de l’évolution du dessin ligne claire de Jacobs au fil des aventures de Blake et Mortimer ?

PW : Avec plaisir !

Liens utiles :

– la première partie d’une captivante conférence de Philippe Wurm sur la ligne claire et la ligne puissance (Université Libre de Bruxelles – novembre 2011) : à voir sur www.youtube.com

– La présentation de l’ouvrage de Pierre Fresnault-Deruelle sur le site des Presses Universitaires François Rabelais : https://pufr-editions.fr

– La présentation de l’ouvrage de Pierre Sterckx sur le site de Dargaud : www.dargaud.com

– Le site de Golden Creek Studio : www.goldencreekstudio.com

ENTRETIEN AVEC PHILIPPE WURM – 2012

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L’automne dernier a été marqué par la publication chez Glénat du premier volume de Lady Elza, nouvelle série écrite par Jean Dufaux et dessinée par Philippe Wurm, prolongement direct de leur précédente série, Les Rochester, publiée initialement chez Casterman et reprise ensuite chez Dupuis. Cette bande dessinée ayant retenu toute notre attention, il nous a semblé intéressant d’interroger Philippe Wurm sur sa carrière et ses rapports avec la ligne claire. Nous vous proposons de découvrir cet échange fort instructif sur son parcours et son approche créative qui nous dévoile un auteur exigeant, à nos yeux certainement trop discret et pas encore suffisamment reconnu pour sa contribution à la continuation du style ligne claire. Nous tenons à remercier Philippe Wurm pour sa précieuse collaboration. La lecture de cet échange devrait donner l’envie à celles et ceux d’entre vous qui seraient passés à côté de cette bande dessinée de la découvrir au plus vite !

Klare Lijn International : Avec la publication de Excentric Club, premier volume de Lady Elza, peut-on parler de refondation de la série des Rochester, d’un nouveau départ sur des bases différentes ?

Philippe WURM : Ni l’un ni l’autre, je dirai qu’il s’agit d’un prolongement avec un recentrage fort sur le personnage principal qu’est Lady Elza. En terme de communication auprès des lecteurs on aurait peut-être dû commencer par là, la série aurait été plus rapide à saisir si elle avait été centrée immédiatement sur Lady Elza; j’ai toujours trouvé que le nom générique de Rochester contenait une certain ambiguïté. Par contre, en termes romanesques, c’est plus riche comme ça, car Elza vit ici une deuxième séparation, elle ne voit plus Jack (son ancien mari et premier divorce), et le lecteur peut savoir ce qui s’est passé entre eux en allant dans le passé et en lisant les albums publiés sous le titre Rochester. Il y a donc une densité romanesque qui est maintenant établie et dont nous pouvons tirer parti avec Jean Dufaux.

KLI : Quel est votre regard sur le parcours éditorial quelque peu chaotique des Rochester ? Avez-vous le sentiment, Jean Dufaux et vous, d’avoir commis quelques erreurs de positionnement de cette série en mélangeant peut-être un peu trop les genres, en abordant des thèmes trop variés d’un album à un autre, ce qui a pu détourner des amateurs de bande dessinée ? Assumez-vous le caractère atypique de la série ?

PW : Je viens de répondre en partie à votre question. En ce qui concerne le mélange des genres et la variété des thèmes je répondrai de même, je pense que c’est une richesse pour l’univers romanesque des personnages. C’est finalement une saga très ambitieuse puisqu’elle est en prise avec son temps et elle élabore symétriquement un univers romanesque comme hors du temps ! Au total je pense que l’ensemble est cohérent et je suis admiratif de la capacité de Jean Dufaux à gérer et créer autant de personnages et de caractères pour donner un univers littéraire aussi vaste. La difficulté vient peut-être de l’impatience du lecteur qui a du mal à attendre plus d’un an la sortie de chaque tome et cela peut nuire à la fraîcheur de perception de l’ensemble. Mais pour quelqu’un qui débarque maintenant cela peut être tout à fait passionnant de suivre le destin d’Elza d’autant plus que chaque album raconte une histoire complète ce qui facilite l’entrée dans la série.

KLI : Quelle a été votre implication dans la création et l’évolution de cette série ? Avez-vous participé à la définition des personnages, au choix de l’époque et du cadre britannique, à la tonalité des récits… ? Quelles étaient vos envies et vos principales influences en la créant ? 

PW : Il s’agit d’un univers créé au départ par Jean Dufaux. Le concept de comédie contemporaine romantique, fantastique et policière est bien de lui, ainsi m’a-t-il présenté les Rochester. J’ai immédiatement été séduit et je me suis plongé dans le travail de réalisation graphique. J’ai juste demandé à Jean Dufaux de situer la série en Angleterre car je suis un amoureux de ce pays et de ses traditions. Lorsque nous avons commencé les Rochester je traversais une intense période de nostalgie liée à la grande époque de la BD franco-belge (les années 50). La sortie de la reprise de Blake et Mortimer par Ted Benoit et Jean Van Hamme avait été un événement des plus réussis et il montrait que le travail de Jacobs restait d’actualité. Pour notre part, la volonté était de se dire que Jacobs avait fait de la ligne claire dans les années 50 en décrivant son époque au présent et que nous pouvions faire de même mais dans les années 2000. Ceci sous-entend que le style « ligne claire » n’est pas figé dans une époque et qu’il a une composante transversale qui parcourt le temps. Le défi étant de trouver le ton juste qui permette de faire vibrer la série en accord avec notre époque. Ce ne fut pas facile, mais je crois qu’on y arrive tout doucement, seulement les éditeurs d’aujourd’hui sont dans une telle instabilité et une telle recherche du profit à très court terme qu’il est vraiment difficile de s’installer sur la longueur. Il y a là un travail proprement « révolutionnaire » tant il se situe à contre-courant des instabilités de l’époque, tellement révolutionnaire qu’on ne nous a pas laissé faire le tour de la question! Je pense qu’avec Jacques Glénat et son équipe il y aura moyen de faire cette exploration jusqu’au bout.

KLI : Est-ce qu’il y avait aussi l’idée de rénover la bande dessinée franco-belge tout en restant classique dans l’approche ?

PW : Je pense que vouloir rénover la bande dessinée contemporaine tout en restant classique est un paradoxe! C’est pourtant ce qu’ont réalisé les grands Maîtres du genre. Plus modestement, on pourrait essayer de se faufiler entre ces grands blocs. Laisser penser que le style ligne claire s’arrête avec les Maîtres du 20ème siècle est dommage ; heureusement, aujourd’hui il y a un bon nombre d’auteurs qui pratiquent la ligne claire avec grand bonheur. La question semble être le rapport à la nostalgie des lecteurs. Les albums issus de cette nouvelle ligne claire ne rencontrent pas souvent un public très large et cela pose le problème de leur survie dans le paysage éditorial. Les lecteurs sont souvent tournés vers le passé et ne font pas assez confiance ou ne sont pas assez curieux vis-à-vis des nouvelles productions. Par bonheur, il y a un vrai public de passionnés qui suivent avec attention cette production et si cela ne suffit pas à faire vivre les auteurs, cela constitue un réel encouragement.

KLI : Entre La liste Victoria et Excentric Club, votre trait a fortement évolué. Il me semble s’être épaissi au fil des albums avec une tendance vers un semi-réalisme et une plus grande stylisation pour Lily et le Lord et le premier Lady Elza. La représentation d’Elza me semble révélatrice de cette évolution. Quel regard portez-vous sur votre approche graphique de la série ?

PW : C’est exact ! Et l’évolution graphique d’Elza traduit bien cette recherche en mouvement (avec ses essais et erreurs !). Je suis parti d’un dessin plus réaliste dans les deux premiers Rochester chez Casterman puis, en arrivant chez Dupuis, j’ai souhaité aller progressivement vers plus de semi-réalisme (il y a là, je pense, une sensibilité liée au climat éditorial et à l’histoire de chaque maison d’édition, en gros je suis passé d’une référence Jacobs, Jacques Martin à une référence Franquin, Tillieux et Chaland). Cela s’est fait par un épaississement du trait et par le passage au pinceau pour l’encrage des personnages. Cette tendance issue principalement de ma passion pour Chaland s’est confirmée au long des années. Cela demande plus de travail, surtout préparatoire, pour arriver à une ligne synthétique, mais c’est une élaboration artisanale qui me plait beaucoup et qui me donne de grandes satisfactions. De plus je trouve que le semi-réalisme permet une plus grande richesse narrative, car le registre est plus large, je peux mieux suivre le scénario de Jean Dufaux qui passe de la comédie au drame de la légèreté à l’ambiance plus sombre ou au fantastique, et cela me permet de préserver une cohérence d’univers et la meilleure unité de style possible.

KLI : Avez-vous le sentiment d’être parvenu au terme de votre évolution graphique ? Si je vous dis que votre dessin n’est pas immédiatement reconnaissable, quelle est votre réaction ? N’avez-vous pas le sentiment que vous pourriez affirmer un style plus personnel, une patte plus identifiable qui permettrait de dire en voyant l’un de vos dessins, l’une de vos cases, « tiens, c’est du Wurm » ? Etes-vous sur cette voie ?

PW : J’espère ne pas être arrivé au terme de mon évolution graphique ! Toutefois la question est intéressante et délicate ; par exemple la grande homogénéité (stabilité) graphique d’Hergé (sur ses albums couleur) est-elle un mal ou un bien ? Pour répondre à votre question Je pense avoir un dessin à forte personnalité, facilement identifiable dans le registre de la ligne claire.

Concernant l’identification d’un style on peut développer la question par un certain nombre d’exemples : Swarte a un dessin hergéen immédiatement reconnaissable mais il est absolument lui-même dans son travail et il explore des pistes qu’Hergé n’aurait pas abordées ! Tillieux est passé par de très fortes références (Caniff, Hergé et Franquin) très bien repérées dans les étapes de son évolution et pourtant il est immédiatement reconnaissable ! Morris a un style de dessin à nul autre pareil sur le continent européen car aux USA (où il a vécu plusieurs années) il est identifié au style  » Mad « . Il faut aussi distinguer  » dessin immédiatement reconnaissable  » et  » style « . Certains créateurs présentent un style vraiment novateur comme Hergé, Jacobs ou Franquin mais ils sont plutôt rares. Pour d’autres il faudrait parler de degré de personnalité chacun marquant de sa griffe la réalisation d’une œuvre. L’important étant de trouver la bonne carburation entre style et propos.

KLI : Vous vous revendiquez souvent d’une forme de proximité avec la ligne claire. Qu’est-ce qui vous en rapproche ? Qu’est-ce qui vous en éloigne ? Pour vous qu’est-ce que la ligne claire ? Juste un style de dessin épuré ou bien également une forme de narration en bande dessinée qui facilite la lecture ?

PW : Ce qui m’a rapproché de la Ligne Claire et qui m’en rapproche encore, c’est le plaisir de la lecture ! Ce qui peut m’en éloigner c’est la mise en scène cinématographique qui domine trop facilement la BD réaliste d’aujourd’hui (et qui peut m’influencer insidieusement) ou le plaisir de dessiner de manière plus expressionniste qui correspond a une partie de ma production de jeunesse.

Pour moi la Ligne Claire est un rapport texte/image dans une de ses composantes les plus réussies. Il y a des relations de vitesse et de lenteur entre le texte et le dessin qui trouvent leur optimisation dans ce style si moderne. Le rapport d’épaisseur du trait du dessin avec celui du trait d’écriture (lettrage) est une des clefs de la réussite de ce style ; il induit un certain rapprochement dans la saisie des deux ordres, le dessin devenant une certaine écriture et le texte apportant ses informations en participant graphiquement à l’équilibre de l’ensemble. Il y a aussi la question du temps de saisie de l’image qui est très particulier en Ligne Claire. En gros, je pense qu’une image Ligne Claire est saisie plus lentement qu’une photo. Un dessin  » Hergéen  » ou  » Jacobsien  » ressemble davantage à de l’estampe Japonaise qui est un art de la contemplation et de l’indice dans l’image. Cela s’oppose à la photo qui généralement induit une saisie globale très rapide (les zones floues de la photo dirigent très vite le regard vers le point de focus), ceci épuise rapidement l’effet de l’image et pousse le lecteur à consommer rapidement la suivante (ce qui met le lecteur en contradiction avec le temps de saisie du texte, toujours plus lent !).

En Ligne Claire, le fait que chaque partie du dessin soit clairement analysée permet au lecteur d’effectuer en permanence un  » zoom  » sur l’image, en ayant une définition parfaite, ainsi le lecteur peut constamment voyager du tout aux parties et découvrir des détails dans l’image qui peuvent être importantes dans le développement ultérieur de la narration. Cette possibilité de découverte à posteriori induit une temporalité différée, liée au décalage, qui permet de grandes variations narratives (Chaland a, par exemple, très brillamment exploité ces potentialités dans Le jeune Albert ou Freddy Lombard). Cela va à l’encontre de la tendance  » picturalisante  » ou  » hyper-réaliste  » d’aujourd’hui qui promeut un retour inconscient à l’image photo (presqu’au roman-photo !) avec disparité (étrangeté) entre texte et image. Selon moi, Hergé, Jacobs et Chaland ont, entre autres, établi chacun une grammaire narrative, une typologie graphique et un sens de la temporalité si précis qu’ils caractérisent chacun un mode de fonctionnement de ce style Ligne Claire. Ainsi la Ligne Claire, art de la transparence, apparaît paradoxalement comme porteuse d’étranges épaisseurs et de profondeurs inattendues ! Presque de zones d’ombres !

Depuis quelques années je fais un travail de recherche sur ce thème et j’en expose certains résultats lors de conférences données à L’ULB (L’Université Libre de Bruxelles). La question de la Ligne Claire est bien un thème qui me passionne car je suis persuadé qu’il reste énormément à faire tant sur le plan de la création que sur celui de l’analyse.

KLI : Quelles ont été vos principales influences graphiques au cours de votre carrière ? Quels sont les auteurs à qui vous pensiez en dessinant vos différents albums, Nero Wolfe, Maigret, Le Cercle des Sentinelles, les premiers Rochester période Casterman, les Rochester période Dupuis, le premier Lady Elza ? J’imagine que les influences ont évolué au cours de votre parcours ?

PW : Mes quatre influences majeures sont Franquin, Goossens, Jacobs et Chaland et ces auteurs correspondent dans l’ordre à 4 étapes de ma vie. Mais j’ai aussi fréquenté avec délectation d’autres auteurs qui me sont très chers comme Caniff, Jijé, Tillieux, Mignola, Tardi, Beuriot, Bodart, Giardino, Jacques Martin, Juillard, Giraud-Moebius, Morris, Peyo et Hergé (ces deux derniers particulièrement pour leur génie narratif et du point de vue scénario je ne peux oublier Goscinny et Charlier).

KLI : Vous arrive t-il de vous reporter à certaines bandes dessinées de vos aînés pour trouver des solutions à vos questionnements de représentation, de cadrage, de mise en page… ou bien vous l’interdisez-vous ?

PW : Oui ! Je m’y réfère constamment ! Je regarde et j’apprends beaucoup, encore et encore !

KLI : Vous avez encore réaffirmé dernièrement votre admiration pour Ever MEULEN et Joost SWARTE qui sont plus illustrateurs, graphistes qu’auteurs de bande dessinée. Pourtant votre travail en bande dessinée est beaucoup plus « conservateur » que leur approche picturale. N’avez-vous pas l’envie d’aller dans leur direction, de vous « lâcher » un peu dans votre dessin ? N’êtes-vous pas également tenté par l’illustration ? Etes-vous définitivement ancré dans la bande dessinée dite « classique » ? Vous verriez-vous emprunter des voies plus expérimentales, artistiques, moins ancrées dans la tradition ?

PW : Le problème c’est que les termes  » traditionnel « ,  » influence « ,  » moderne  » et  » classique  » sont des mots valises qui portent des définitions floues. De plus ils ont aujourd’hui des connotations négatives car ils sont souvent employés par certains critiques avec l’intention de présenter un regard en apparence pointu alors qu’ils ne pointent pas vraiment le problème (ils rétorqueront qu’ils ont peu de place pour s’exprimer mais ce n’est pas une excuse). Ces termes sont donc pollués et ils empêchent la critique constructive qui est pourtant bien nécessaire à la création.

Concernant Joost Swarte et Ever Meulen je suis admiratif de la cohérence de leur démarche graphique et de la radicalité avec laquelle ils embrassent un tout. Ils osent aller jusqu’au bout de leurs intentions et cela m’épate. Maintenant, le fait de faire de l’illustration (graphique) plutôt que de la bande dessinée leur autorise peut-être davantage de liberté (de radicalité) ? Toujours est-il qu’ils sont des phares et c’est un bonheur de voir quelles parties du monde ils éclairent avec leur trait de lumière.

Pour ce qui est de ma démarche, je reste obsédé par la narration et la relation entre texte et images et je trouve qu’il y a là un champ encore très vaste d’explorations avant d’intégrer éventuellement d’autres dimensions. Dans le discours dominant actuellement je déplore, hélas, une grande confusion entre la forme et le fond. Si une bande dessinée apparaît illustrée avec des moyens picturaux dit  » modernes  » alors d’office on tend à penser que son discours est forcément novateur !… Si cela peut s’avérer parfois exact (je pense à Maus de Spiegelmann) le plus souvent il n’en est, hélas, rien ! De plus je déplore que ce discours simpliste valorise à priori ce genre de démarche et tend à pousser beaucoup de jeunes créateurs, comme des moutons de Panurge, vers ces démarches dites  » novatrices « , comme il est difficile d’inventer la roue tous les matins ces jeunes créateurs se copient et finissent par se ressembler tous ! Le fait d’assumer une filiation, par exemple la ligne claire, aide à comprendre les choses en profondeur. Ainsi, la connaissance de la technique propre à la ligne claire (encrage, cadrage, documentation…) permet d’intégrer au mieux les composantes particulières de ce style et de développer son langage en toute subtilité.

J’ajouterais que je n’ai plus de soif particulière pour les expériences picturales extrêmes, car j’ai eu la chance de pouvoir explorer cette tendance avec succès (Médaille du Gouvernement et prix de la ville de Bruxelles 1987) lors de ma formation en dessin à l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles et cela m’a libéré de beaucoup de fausses envies. En faisant de la bande dessinée, l’essentiel pour moi est de bien raconter une histoire et de chercher à user de toute la force du médium pour emporter le lecteur dans une autre dimension, si cela advient, je suis comblé. Si cette démarche peut résister à l’épreuve du temps (qui est terrible!) alors c’est le comble du bonheur !

KLI : Vous aviez exprimé le désir de reprendre Blake et Mortimer, le temps d’un album, avec Jean Dufaux en présentant une proposition aux éditions Blake et Mortimer. Pourriez-vous nous en dire plus sur la genèse de ce projet ? Une telle initiative n’était-elle pas finalement contradictoire avec l’approche contemporaine qui est la vôtre sur les Rochester et Lady Elza ? Œuvrer sur un album situé dans les années 50 ou 60 était une envie forte de votre part ?

PW : Etant donné l’admiration que je porte à Jacobs, je trouvais formidable de pouvoir faire un Blake et Mortimer et j’ai rencontré en Dufaux un très bon complice pour lancer le projet. Une telle initiative est en apparence contradictoire avec l’approche contemporaine de Lady Elza mais on ne peut s’interdire des voyages dans les époques anciennes sous prétexte de recherche contemporaine sur la Ligne Claire.

J’avais très envie de me confronter directement au style de Jacobs et les pages réalisées pour le projet m’ont appris beaucoup de choses, aussi bien sur mon dessin que sur celui de Jacobs. Elles ont terriblement renforcé mon admiration pour son travail artistique. Le dessin de Jacobs est jusqu’au-boutiste ! C’est une synthèse incroyable entre le sens du volume et la stylisation graphique ; à ce niveau de synthèse et d’équilibre il n’y a pas d’équivalent, car Jacobs utilise la synthèse pour augmenter la puissance d’expression des personnages ou le sens de l’atmosphère des lieux.

Pour moi il n’est pas du tout rigide ou théâtral comme le disent certains, il est juste très puissant et hypnotisant et expressionniste que demander de plus !

Pour ce qui concerne le projet Blake et Mortimer, je m’étais pleinement investi dans sa réalisation pendant plus de quatre mois. Les éditeurs de Dargaud n’ont pas trouvé que ma présentation graphique leur convenait et ils ont souhaité engager Antoine Aubin pour l’illustration du scénario de Jean Dufaux. Comme Antoine Aubin fait déjà partie du catalogue il y a peut-être là une certaine logique éditoriale ?

KLI : Quels sont vos projets ? Etes-vous déjà au travail sur le second volume de Lady Elza ?

PW : Actuellement je travaille sur le tome 2 de Lady Elza, à sortir fin 2012. L’accueil du tome 1 a été une très jolie surprise et cela nous donne plein d’enthousiasme et de confiance pour poursuivre ce nouveau cycle avec notre chère Lady !

J’aurais bien quelques autres projets dans mes tiroirs que je voudrais réaliser seul au dessin comme à l’écriture, mais une chose à la fois. Amusons-nous d’abord avec les albums de Lady Elza.

Illustrations copyright Wurm, Dufaux et Glénat

ENTRETIEN AVEC FRANCOIS WARZALA

Trilogie Berlinoise Couverture Cadrage Def

La parution récente de L’été de cristal, premier volet de l’adaptation de la célèbre Trilogie berlinoise de Philip Kerr, nous donne l’occasion d’échanger avec François Warzala, son dessinateur, déjà remarqué par le passé pour quelques bandes dessinées manifestant un penchant certain pour la ligne claire.

Merci à lui pour cette interview nous permettant de découvrir les secrets de fabrication de cet album mettant en scène le Berlin de 1936 mais aussi le parcours et les aspirations d’un créateur n’ayant que sporadiquement abordé le medium bande dessinée et souhaitant s’y investir pleinement. 

Philip Kerr Couleur

Portrait de Philip Kerr

Klare Lijn International : Comment êtes-vous arrivé à la bande dessinée ?

François Warzala : En fait, mon parcours dans la bande dessinée est assez récent même si Monsieur Bertrand, ma bande dessinée sur Bertrand Delanoë date d’il y a plusieurs années. Je me rends compte maintenant que c’est quelque chose que j’aurais sans doute dû initier il y a bien plus longtemps. J’ai commencé la bande dessinée sur le tard même si ma passion date de mon adolescence, même de mon enfance. J’ai toujours dessiné mais j’ai eu un parcours fluctuant. Après une école d’art, je suis devenu graphiste, directeur artistique principalement dans les domaines culturels puis ensuite dans l’édition avec pas mal d’illustrations pour la presse (Libé, Le Monde…). C’est presque par hasard que je suis arrivé à la bande dessinée.

Monsieur Bertrand Couverture

KLI : Presque par hasard ?

FW : C’est Vincent Bernière, l’actuel rédacteur en chef des Cahiers de la BD qui avait repéré certains de mes dessins pour Libé quand il était éditeur au Seuil. Il m’avait appelé pour me proposer le projet sur Bertrand Delanoë qui s’est fait de façon informelle, un peu rapidement, dans des conditions un peu difficiles, pour une collection qui a été arrêtée après. Cela a été loin d’être un succès. C’était même un gros échec. Mais c’était une première expérience intéressante et de là, m’est venue l’envie de continuer. Avec mon scénariste de l’époque, Thomas Bauder qui était journaliste, on avait proposé un concept
de petits sketchs politiques aux Inrockuptibles. Ils ont été acceptés dans un premier temps puis refusés pour des raisons financières. Ensuite, différents projets co-scénarisés avec mon ancienne compagne ont été envoyés à des éditeurs mais il n’y a pas eu d’effets. Et puis ça a traîné jusqu’au moment où plusieurs amis qui ont fait leurs études avec moi, notamment Clément Oubrerie, m’ont dit que je devrais faire de la bande dessinée. Clément avait d’ailleurs conseillé à Laurent Muller, mon éditeur des Arènes, de faire appel
à moi. C’est lui qui m’a un peu poussé à essayer de revenir dans cette voie même s’il ne s’en rappelle plus très bien aujourd’hui ! Laurent Muller avait vu ma bande dessinée sur Bertrand Delanoë et m’a confié le projet de L’histoire de la Vème République avec le journaliste Thomas Legrand et c’est parti comme ça. Le projet sur la Vème s’est très bien passé. Cela faisait longtemps déjà que je voulais évoluer, ne plus faire de graphisme et d’enseignement.

Hsitoire Vème Répubique

KLI : C’est donc grâce aux liens tissés avec votre éditeur aux Arènes que vous vous êtes retrouvé sur l’adaptation du premier volume des aventures du privé Bernie Gunther, ex-commissaire de police devenu détective privé, héros principal de La trilogie berlinoise, l’oeuvre la plus célèbre du romancier Philip Kerr ?

FW : Exactement. A la suite de L’histoire de la Vème République, je voulais faire une adaptation de livre se passant dans un pays d’Europe centrale pendant la période trouble de l’entre-deux guerres. Je ne savais pas que Laurent Muller et Pierre Boisserie avaient déjà contacté les ayants droits de Philip Kerr et même l’intéressé je crois car il était alors encore vivant. C’est donc Laurent Muller qui m’a proposé cette adaptation de La trilogie berlinoise. Au début, je voulais faire une adaptation seul, ce qui était un peu ambitieux même si c’est une ambition que je garde pour des projets futurs. Il m’a donc soumis la
proposition de travail avec Pierre Boisserie qui était l’initiateur de cette idée. J’ai lu les romans dont j’avais bien évidemment entendu parler et je me suis dit que c’était effectivement une bonne idée de les adapter. Cela rejoignait l’intérêt personnel que je porte à cette époque.

Trilogie T1 P1 Esq

Esquisses Planche 1 (ci-dessus)

& Version crayonnée (ci-dessous)

Trilogie T1 P1 Crayonne

KLI : En quoi la période de La trilogie berlinoise vous intéresse ?

FW : L’époque du récit correspond à une période extrêmement riche en bouleversements et pas seulement en Allemagne. La République Weimar était culturellement extrêmement vive et en avance. Au plan des moeurs également avec une homosexualité extrêmement présente. Et puis tout ça s’est progressivement noyé dans le totalitarisme. Cerner les raisons qui conduisent un peuple à sombrer dans la dictature m’intéressait tout particulièrement. Il y a toute l’approche sociologique et l’évolution psychologique de populations vers des régimes totalitaires. Ces années-là, c’est l’achèvement en fait du
XIXème siècle sachant que la seconde guerre mondiale achèvera quasiment toute la culture européenne qui ensuite deviendra plus ou moins américanisée.

Trilogie T1 P1 NB

Planche 1 définitive version noir et blanc (ci-dessus)

et colorisée avec textes (ci-dessous)

Trilogie T1 P1 Couleur

KLI : Comment vous êtes-vous imprégné de l’Allemagne de 1936 ?

FW : Quand je me suis penché sur ce projet, il était aussi très intéressant de lire d’autres ouvrages que ceux de Philip Kerr. Cela me semblait essentiel. D’ailleurs, à cette occasion, j’ai découvert des chefs d’oeuvre notamment un livre de Hans Fallada publié en 1949 qui s’appelle Seul dans Berlin, qui a été adapté au cinéma il y a de cela quelques années et qui est vraiment excellent. Il se situe à Berlin un peu plus tard, au début de la seconde guerre mondiale et a pour personnages principaux un couple d’allemands qui viennent de perdre leur fils tué pendant la campagne de France et qui, petit à petit, prennent conscience à travers ce deuil que le régime souhaite en fait la perte des allemands, ce qui les conduit à résister de manière modeste, avec de petits gestes quotidiens, en déposant des lettres critiques envers le gouvernement un peu partout. C’est très poignant car ce sont des gens normaux qui résistent.

Bureau Bernie croquis

Recherches

J’ai été aussi marqué par Quand les lumières s’éteignent, un livre d’une des filles de de Thomas Mann, Erika Mann, qui relate, au travers d’anecdotes, la vie au commencement du 3ème Reich en 1935-1936. Il y a aussi un livre qui s’intitule Dans le jardin de la Bête, signé Erik Larson, un polar qui est une espèce de recension du parcours d’un universitaire devenu ambassadeur des États-Unis auprès du régime nazi entre 1933 et 1938. Et puis tout un tas d’autres livres où l’on perçoit à la fois la réalité allemande et son évolution sous le régime hitlérien. Cette littérature est extrêmement riche et vraiment intéressante. Il y a vraiment beaucoup de choses à découvrir.

Trilogie T1 P97 NB

Planche 97 version noir et blanc

KLI : Et l’aspect polar du récit de Philip Kerr vous intéressait également ?

FW : Moins parce que je ne suis pas fan de polar à la base. En revanche, pour la bande dessinée, l’idée d’avoir une histoire qui se tient, de ce point de vue là, ça me semblait très intéressant et c’était une bonne idée de l’adapter en bande dessinée. Je trouve qu’il y a parfois des projets bien ambitieux d’adaptation en bande dessinée. Par exemple, vouloir adapter Proust me paraît un peu illusoire même si rien n’empêche de donner sa version d’une telle oeuvre. De ce point de vue, je trouve que le genre policier se prête plus facilement à l’adaptation au sens cinématographique du terme. Il ne s’agit pas de rester forcément fidèle à la lettre mais fidèle à l’esprit.

KLI : Si je ne me trompe, c’est la première adaptation de l’oeuvre de Philip Kerr. Il n’y a pas eu de films ni de séries télé.

FW : Effectivement. Ce fut d’ailleurs une grosse surprise pour nous de constater que cette oeuvre universellement reconnue n’avait encore été adaptée nulle part. Donc c’est une grande première et je suis très content d’y avoir participé.

KLI : Et cela vous a mis un peu de pression ?

FW : Le challenge, je ne l’ai pas vraiment ressenti. Je ne me suis rendu compte finalement qu’a posteriori qu’il y avait énormément de fans du personnage de Bernie Gunther et de son univers mais comme je ne connaissais pas vraiment, je me suis lancé là-dedans avec l’idée de faire quelque chose dans les années 1930, dans cette époque du nazisme d’avant-guerre.

KLI : Est-ce que vous avez été contraint en termes de temps ?

FW : Non. Cela a mis beaucoup de temps pour plusieurs raisons personnelles dont des déménagements successifs mais aussi parce qu’il y avait beaucoup de recherches documentaires. Et puis, la bande dessinée, à l’origine du contrat, ne devait faire « que » 80 pages, ce qui s’est révélé trop peu. On est passé à 100 pages puis à 130 pages, ce qui finalement est le bon format. Ce sera à peu près la même chose pour le second tome. S’il n’y avait donc pas de délai limite, il y a quand même des ayants droits qui au bout d’un moment pouvaient commencer à trouver le temps long, ce que je peux comprendre. Il m’a donc fallu payer de ma personne pendant six mois pour venir à bout cette bande dessinée.

Bernie KZ Croquis

Recherches pour un séquence abandonnée

KLI : Je vous pose la question des délais parce que celui qui connaît le roman est surpris de ne pas retrouver dans la bande dessinée la séquence finale dans le camp de concentration. Et il peut s’imaginer qu’elle a été gommée pour des contraintes de temps ?

FW : Non pas du tout. Le fait de zapper la partie du camp de concentration, c’était une volonté assumée. Je ne souhaitais pas représenter le camp de concentration pour plusieurs raisons. La première tenait au fait que l’image qu’on a dans le public du camp de concentration est une image encore plus dramatique, celle de la Shoah, qui n’est pas celle de l’époque du récit. Avec tout ce qui s’est passé ensuite, ça amène en fait des images qui à mon sens pouvaient perturber le récit du point de vue de l’homogénéité. J’en avais fait part à Pierre qui était assez d’accord avec moi. Et la deuxième raison vient de Pierre. En fait, dans le cadre de l’adaptation du récit, on a trouvé que cet épisode-là était un peu comme un cheveu sur la soupe, un peu dispensable parce que la séquence du camp ne résout finalement rien par rapport au récit. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne fasse pas référence aux camps de concentration dans les prochaines épisodes pour apporter un éclairage complémentaire. Ici, le fait de le montrer n’apportait pas grand-chose à notre avis. Cela n’aurait fait qu’augmenter l’adaptation de 5 à 10 planches un peu inutilement.

KLI : Est-ce que le scénario a été validé par les ayants droits ? Ou bien aviez-vous carte blanche pour adapter comme vous le vouliez ?

FW : On a eu carte blanche et les ayants droit ne sont pas intervenus du tout. Notre éditeur nous a aussi fait une totale confiance. Il est vrai que Pierre est un scénariste confirmé. Je travaille mieux comme ça et j’en suis ravi. Quant à notre collaboration, avec Pierre, elle s’est passée très simplement : il m’a fourni un découpage précis et clair que j’ai pu reprendre tel quel ou modifier en fonction de ma vision de la page. À chaque fois que je lui ai soumis de rares modifications, il a été d’accord.

KLI : On sent une volonté chez vous de représenter fidèlement la ville de Berlin. Quelles ont été vos bases ? Essentiellement photographiques, des films d’époque ?

FW : Un peu de tout. Quand on lit Philippe Kerr, on se rend compte qu’un des intérêts, c’est que la réalité allemande du Berlin de l’époque fait autant partie de de l’histoire que les péripéties du héros. Comme il donne des adresses, des lieux précis, c’était difficile de ne pas les montrer. En plus, j’ai un certain attachement non pas au réalisme mais à la réalité et à l’ambiance des faits. Et je me suis dit que s’il s’agissait de représenter une ambiance, autant que ce soit relativement crédible et qu’on s’y sente plongé, au-delà même de suivre simplement une histoire.

Alexanderplatz case

Extrait Planche 12

KLI : Quand vous représentez des quartiers, des rues, des immeubles, vous autorisez-vous quand même quelques libertés ?

FW : Disons que les scènes qui ne sont pas reprises à partir d’une base photographique exacte – dans la mesure ou la référence se trouve dans le roman – sont recomposées de façon à rendre quelque chose de crédible par rapport à l’époque et par rapport au lieu. Ensuite, il y a certains éléments qui s’inspirent plus ou moins de documents photographiques avec des ajouts comme, par exemple, pour les places qui ont totalement disparu. Il ne reste rien de la Potsdamer Platz qui existait à l’époque et qui était le centre
névralgique de Berlin. Ensuite, pour moi, la difficulté a été de recomposer le Berlin de 1936. Par exemple, si on prend l’Alexanderplatz, la statue de la Berolina, le symbole et la figure allégorique de la ville de Berlin, qui se trouve au pied de l’immeuble où Bernie a son bureau, avait été enlevée d’en face, du grand magasin où elle se trouvait, pour être réinstallée à cet endroit en 1935. Ce qui fait donc que sur certains documents, cette statue ne figurait pas, mais en 1936, elle y était. Voilà différentes choses auxquelles je me suis attaché de façon à rendre par satisfaction personnelle et par envie ce que le Berlin de l’époque pouvait être.

KLI : Est-ce vous avez un attrait tout particulier pour représenter les bâtiments ?

FW : J’ai un intérêt très fort pour la beauté des bâtiments, pas exclusivement d’ailleurs des années 1930. Je trouve que les derniers beaux bâtiments datent des années 1930 à 1950 et qu’ensuite, il y a certes quelques réalisations exceptionnelles signées Zaha Hadid, Frank Gehry…, mais elles sont peu nombreuses et on a surtout beaucoup de déchet. J’apprécie aussi l’élégance des bâtiments du XVIIème siècle, du Grand siècle ou de la fin de la Renaissance italienne.
Il m’est agréable de représenter la ville et ses bâtiments car ils font partie de la vie. J’aime bien, par exemple, le contraste entre de beaux bâtiments et la laideur d’autres parties de la ville car c’est stimulant. De ce point de vue, le Berlin de l’album est intéressant notamment les nouveaux bâtiments extrêmement modernes des années 1930. Il y en avait d’ailleurs qui étaient encore plus impressionnants que ceux de
l’Alexanderplatz, un bâtiment qui était à côté d’un des bars que je représente avec des lignes extrêmement pures qui font penser à des bâtiments des années 1960. Il faut savoir que Berlin de cette époque n’était pas un très vieux Berlin. Les bâtiments qui ont été détruits en 1945 étaient des bâtiments qui dataient de 20 à 60 ans. Le centre-ville de Berlin datait du milieu du XIXème siècle, pas plus. C’était une véritable métropole avec tous les à-côtés que ça générait en termes de circulation automobile, de pollution, de consommation d’énergie, d’évolutions urbaines. Par exemple, le premier feu rouge en Europe était Potsdamer Platz. Il y avait aussi l’un des premiers métros aériens à Berlin.

Maison Six croquis

Croquis de villa 

KLI : Après l’extérieur, il y a aussi les intérieurs avec tout le mobilier, la décoration…

FW : Pour les intérieurs, c’est tiré de certaines descriptions de Philip Kerr. Pour la villa du riche industriel qui charge Bernie de mener une enquête, c’est une recomposition personnelle d’un bâtiment bourgeois tel qu’il pouvait être à l’époque avec le type de mobilier qu’on pouvait y trouver. Je me suis amusé à glisser des éléments qui sont réalistes. Il y a une référence précise à un tableau cité dans le livre pour la séquence où Bernie Günther va voir Herr Haupthändler. J’ai retrouvé le tableau en question, une toile
d’ailleurs un peu ridicule avec un homard. Et je l’ai représentée dans la bande dessinée. De même pour la voiture de Bernie. Dans le livre, Kerr écrit que c’est une vieille Hanomag. Mais qu’est-ce qu’une vieille Hanomag pour l’époque ? J’ai essayé de prendre un modèle suffisamment ancien, de 1931-1932, ce qui fait qu’il est un peu décalé par rapport aux autres véhicules mais pas trop, on s’en rend à peine compte. Je pense que c’est ce genre de souci apporté aux détails qui rajoute de la saveur au récit.

Entrée bureau Bernie

Extrait planche 12

KLI : A propos de détail, quand Bernie rentre dans son bureau d’Alexander Haus, il y a des affiches dans le Hall dont une qui représente Hitler et on voit la fumée du personnage qui se dirige vers lui. C’est un peu l’approche de Tardi avec les affiches qu’on peut voir notamment dans Nestor Burma.

FW : Sur ce point, je me sens assez proche de de sa façon de faire. Dans la scène que vous citez, c’est tiré d’affiches originales qui datent à peu près de l’époque. Dans le roman, il est indiqué qu’il regarde des affiches. On ne sait pas très bien lesquelles. Il y en a une qui traite de la famille. J’ai utilisé quelques éléments comme ça. Trop peu à mon goût. J’aurais aimé pouvoir en glisser plus. Je pense d’ailleurs que j’en glisserai plus dans le tome 2 de façon enrichir encore l’ambiance. Le challenge que ce soit dans la bande dessinée ou dans le cinéma, c’est de rendre crédible une atmosphère sans entrer dans la caricature. Malgré tout, on a besoin de de ces éléments là pour sentir le quotidien des gens et adhérer à l’histoire tout simplement. Ce ne sont pas des choses qui sont faites pour être regardées, sur lesquelles s’arrêter, mais qui participent d’un ensemble.

KLI : Ensuite, il y a ces tas de lieux à représenter, de la taverne à la salle d’autopsie… C’est vraiment d’époque ou alors là, vous vous lâchez un peu ?

FW : C’est encore une fois une recomposition à partir d’éléments que j’ai effectivement trouvés sur internet, notamment des salles d’autopsie ou des salles de traitement des cadavres dans les camps de concentration, donc quasiment de la même période. Idem pour les bars. Il y en a juste un qui est quasiment identique à ce qu’il était à l’époque, le café Germania Haus, qu’on trouve au milieu de l’album. Pour ce lieu, j’avais à ma disposition plusieurs photos mais un seul document en couleur, une photo recolorisée d’époque. C’est une espèce d’adaptation assez proche de la réalité. L’idée, c’est que le décor soit crédible. Ensuite, je suis parfois obligé de réinventer un petit peu parce que Philip Kerr a décrit des choses qui étaient totalement impossibles. Par exemple, dans cette scène, il est écrit que Bernie passe dans une rue derrière le bar. Or, à l’endroit où se trouve ce bar, derrière, il y avait juste une voie ferrée donc ce n’était pas possible. Il a fallu réinventer quelque chose qui n’était pas réel, mais qui, dans le cadre de l’histoire, fait réaliste.

KLI : Et l’intérieur de Goering ?

FW : C’est une recomposition parce qu’il ne reste plus rien du ministère de l’air de l’époque. Je suis parti de photos de Carinhall, qui était la résidence secondaire de Goering, recomposées comme si c’était l’intérieur du Ministère de l’air et son bureau.

KLI : Est-ce parmi vos premiers lecteurs, certains auraient déjà pinaillé par rapport à certains points de l’album ?

FW : Non. Je les attends parce que j’ai quand même beaucoup fouillé le sujet. Après, il y a forcément des anomalies. Je constate qu’il y a souvent des erreurs que ce soit au cinéma ou dans la bande dessinée d’adaptation. Je vais prendre l’exemple la très bonne série Babylon Berlin mettant en scène un détective allemand dans les années 1920 dont je me suis d’ailleurs inspiré pour certains décors. Il y a vraiment beaucoup de choses intéressantes mais l’Alexanderplatz représentée dans cette série est en partie fausse
parce qu’ils montrent juste deux lignes de tramways. Or il y en avait plein, au moins trois ou quatre tramways qui passaient à cet endroit, avec un rond-point enherbé et beaucoup de circulation automobile…

Trilogie T1 P20 Couleur

KLI : Par rapport aux vêtements, vous avez aussi creusé la mode de l’époque ?

FW : Oui également. Je me suis inspiré de véritables documents. On peut trouver pas mal
de choses. Pinterest est ma source principale de documentation pour ce qui est des
costumes masculins ou féminins. On trouve des catalogues de mode avec des dessins
d’époque formidables. La mode était un peu différente entre les États-Unis et l’Europe
donc j’ai essayé de trouver des choses qui étaient plutôt européennes. Pour le choix des
couleurs des vêtements, il y avait là-aussi le souhait de se raccrocher à l’époque. Cela
provient à la fois de vrais documents et d’une volonté commune, après discussion avec
Marie Galopin, la coloriste, de donner des couleurs qui soient vraiment des couleurs
envisageables à Berlin en 1936. Il y a aussi des détails auxquels j’ai fait attention comme
les types de chapeaux. Souvent, quand on voit des privés, ils sont identifiés aux années
1950, aux États-Unis. Or les chapeaux de l’Allemagne de l’époque étaient légèrement
différents. Evidemment, avec mon style de dessin, tout ça est un peu gommé et on ne les
voit plus tellement. Mais les chapeaux ont tendance à être un peu plus hauts, plus grands,
un peu plus ridicules aussi et ça j’avoue que c’est quelque chose dans la bande dessinée
que j’aime bien.

BMW 1936

Esquisse de voiture

KLI : Qu’est-ce qui est vraiment une corvée pour vous à dessiner ?

FW : Les voitures ! Je les trouve très belles mais là, pour le coup, je me sers énormément
de documents photos pour réussir à trouver la bonne représentation. Heureusement on
trouve pas mal de choses.

KLI : Il y a énormément de personnages représentés dans votre bande dessinée. Je
trouve que vous les tenez tous bien. Je pense notamment au secrétaire de Hermann
Six avec une vraie gueule. Vous semblez avoir une facilité à trouver l’essence des
personnages, ce que ce que fait très bien Floc’h en quelques traits.

FW : Oui, c’est admirable. D’ailleurs, je préfère Floc’h en tant qu’illustrateur qu’en tant
que dessinateur de bande dessinée parce que je pense que ça le fatigue de tenir son trait
sur plusieurs pages même si cela reste formidable. Quand il crée une illustration, je
trouve que c’est une image qui se suffit à elle-même et qui réussit à rendre une ambiance
totale avec le minimum d’éléments. Je trouve ça très fort et c’est ce qui m’intéresse.

KLI : Rappelons que vous êtes également portraitiste.

FW : Oui, j’ai fait quelques portraits, pour Les Cahiers de la BD, à la demande de Vincent
Bernière.

Trilogie T1 P73 Couleur

Planche 73 (chez Goering)

KLI : Concernant la représentation de personnages historiques dans votre album, je trouve votre Goering très réussi avec son facies un peu batracien, cette bouche très large. Idem pour Heydrich et Himmler représentés également en quelques traits bien placés.

FW : Disons que mon envie de dessin et de ligne claire, ce n’est pas un choix. J’ai été biberonné à la ligne claire avec Tintin et consorts. Un journaliste m’a dit que j’étais influencé par Hergé, Chaland, Tardi. C’est bien vu. On peut dire que ce trait-là est naturel pour moi. Mais certaines de mes sources d’inspiration vont aussi vers des illustrateurs de la fin du XIXème siècle et des années 1920-1930 qui m’intéressent aussi beaucoup. Pour la ressemblance, j’ai l’envie de rendre un visage avec le moins de traits possible. Il y a encore du travail mais mon idée, c’est d’aller effectivement vers ça. Un dessin à la fois clair, lisible et en même temps vivant et enjoué.

KLI : Je comprends. Un dessin qui ne soit pas comme dans ces bandes dessinées trop marquées par un support photographique trop visible. On sent que vous n’êtes pas dans le décalque mais dans une représentation habitée.

FW : Effectivement, je me sers de documents photographiques pour la ressemblance, mais ensuite je recompose les choses parce que ce qui prime, c’est le récit. L’idée, ce n’est pas que le personnage ressemble parfaitement mais qu’il existe dans la bande dessinée. Cela vaut pour Bernie comme pour tous les autres intervenants. Sur ce plan, j’aime un personnage comme Neumann, l’informateur de Bernie car on perçoit à travers lui un fond sérieux avec quand même, à côté, un second degré ridicule. Je trouve que cela donne de la saveur aux personnages d’avoir une faille, un côté un peu grotesque.

Neumann Croquis

Croquis de personnage

KLI : Il y a beaucoup de scènes de discussions entre personnages et je trouve que vous en sortez toujours très bien en alternant les points de vue, en tournant autour des personnages. Ce type de scène peut vite devenir statique et vous évitez l’écueil.

KLI : Je m’étais fait un peu la main avec la bande dessinée sur la Vème République ou il y en avait pas mal aussi. Dans la façon dont j’envisage la bande dessinée et notamment la page, deux choses principales m’intéressent. D’une part, la fluidité du récit. Pour moi, une bande dessinée est réussie à partir du moment où le lecteur commence à la page 1 et termine à la page 130 – dans le cas présent -et sans s’arrêter. D’autre part, c’est l’équilibre de la planche en soi. C’est peut-être le résultat de mon expérience de graphiste de rechercher une page qui soit bien composée et belle. Finalement, le but n’est pas de dessiner une bande dessinée mais de la réaliser parce que c’est un peu comme de la mise en scène. Donc, ça participe de ça, entre l’esthétique de la page elle-même et la mise en scène de la situation.

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Planche 54

KLI : Le nombre de pages de l’album est quand même très important. Est-ce que vous avez dû faire des sacrifices sur le traitement de certaines planches comme il y en a eu beaucoup à produire. Est-ce que vous avez des regrets de ne pas avoir pu peaufiner ou passer plus de temps sur certaines cases ?

FW : Oui, dans une certaine mesure. Vous savez, quand je rouvre la bande dessinée ou quand je revois certaines images, j’ai tendance à trouver tout épouvantablement laid.

KLI : Là, vous êtes dur !

FW : Je le garde pour moi. On voit surtout les défauts et pas le reste. Disons qu’il y a plein de choses que j’aurais aimé faire mieux et que je souhaite m’améliorer la prochaine fois. Mais je n’ai pas de regrets essentiels, c’est à dire que j’ai fait le maximum malgré la contrainte de temps, de façon à ce que le lecteur ne sente pas de manque. Alors il y a quelques pages où il y aurait pu y avoir un petit élément supplémentaire mais je pense que l’ensemble est malgré tout cohérent. A moins que vous n’ayez remarqué un endroit où cela pêche peut-être un peu plus ?

KLI : Peut-être là séquence au quartier général de la Force allemande, une des séquences les moins urbaines du récit avec un cadre assez limité, une auberge au bord d’une rivière. Mais à part cette partie, je trouve le reste très abouti, très dense en dessins, en changements d’ambiance.

FW : Pour la scène que vous citez, je n’ai pas senti qu’il y avait forcément un manque. Peut-être que j’aurais pu la mettre en scène légèrement différemment.

KLI : Il est vrai que dans le roman, c’est un passage plutôt violent avec des scènes très dures.

FW : Cet aspect a été aussi un gros challenge. Avant de commencer la bande dessinée, j’avais effectivement deux défis a priori : ne pas représenter la partie se passant dans le camp de concentration et réussir à représenter la violence et les horreurs tout en restant cohérent avec le style, sans trop en faire ni pas assez. De ce point de vue-là, je pense avoir pas trop mal géré la chose.

KLI : Il est certain que la mise en image peut créer un malaise là où à l’écrit, cela peut passer plus facilement. Je ne vous cacherais pas que le cadavre dans le monte-charge, dans mon souvenir de lecteur du roman, je le voyais beaucoup plus décomposé !

FW : Oui, il y a toujours une appréhension à représenter ce type d’image ou même les scènes de sexe. Parce que je trouve que les trois quart du temps, dans la bande dessinée, ces scènes sentent l’adolescent attardé ou l’adulte libidineux. Ici, il s’agissait de ne pas les gommer mais pas non plus de s’appesantir dessus. Il fallait que tout soit à près au même niveau. De ce point de vue, je ne suis pas mécontent dans la mesure où j’ai l’impression qu’il y a une cohérence quelles que soient les scènes.

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Planche 67

KLI : J’ai regardé un peu ce qui avait été écrit sur votre dessin. J’ai lu une critique qui évoquait, ce qui n’est pas très sympathique, un « classicisme assez peu sophistiqué ». Un autre penchait pour une « ligne claire de bonne facture ». De mon point de vue, il y a la recherche d’une ligne claire personnelle, ce qui n’est pas chose aisée tant les créateurs de ce courant sont nombreux. On sent bien évidemment des inspirations. Si je vous dis par exemple que certaines planches renvoient à Floc’h ?

FW : Oui. Dans l’épaisseur du trait, le type de trait.

KLI : On n’est pas dans les ersatz du trait jacobsien qui lui-même avait un style qui avait beaucoup varié. On est sur des ambiances un petit peu à la Chaland, plutôt Bob Fish, je dirais.

FW : Concernant Chaland, je citerais aussi comme influences des albums comme Le cimetière des éléphants et Vacances à Budapest. Disons que j’ai tendance à qualifier mon style comme quelque chose entre Tintin pour l’ambiance générale de la page, Chaland de Vacances à Budapest et Tardi. Je ne savais pas du tout ce que ça allait donner au début du projet, quand il m’a été proposé que je l’ai accepté. A l’époque, je partageais un atelier – pas pendant longtemps – avec Olivier Schwartz qui m’avait encouragé à le faire en me disant que j’allais y arriver et que je ne devais pas m’inquiéter. Du coup, venant de lui, surtout que j’aime beaucoup son travail, je me suis dit que s’il avait confiance en moi, ça valait effectivement le coup de se lancer dans cette aventure.

KLI : Est-ce que Olivier Schwartz peut être rangé dans vos influences ?

FW : Je ne revendique pas son influence directe dans la mesure où lui-même est influencé par Chaland, Kirby et plein d’autres. Me concernant, il y a plein d’influences qu’on peut qualifier de sous-jacentes, qui ne sont pas forcément montrées, comme Alex Toth, certains illustrateurs américains des années 1930 à 1950 dans la façon de composer les plans ou bien aussi certains auteurs de Comics des années 1960-1970. Mon univers tient un petit peu à cet environnement. Il n’est pas forcément lié à un auteur en particulier. Si on devait trouver une source principale, ce serait bien évidemment Hergé parce que je
trouve que la clarté de son trait, sa visibilité, sont essentielles. Il y aussi Jacobs.
En fait, si la ligne claire m’intéresse, ce n’est pas tellement parce que je suis uniquement un fan de bande dessinée, c’est surtout parce que j’aime le trait le plus pur possible qu’on retrouve aussi chez des dessinateurs du début du XXème siècle jusqu’aux années 1940. Cette économie de moyens, on peut aussi l’avoir chez Picasso quand il se limite à du dessin au trait. Idem dans certains dessins de peintres de la Renaissance à commencer par Titien. Quand on voit aussi le pavé de la cathédrale de Sienne, c’est de la ligne claire et c’est rendu avec une économie de moyens extrême. C’est absolument magnifique. Si j’avais
des influences à revendiquer, ce n’est donc pas uniquement dans la bande dessinée. C’est un peu plus large que ça.
Mais pour moi, la ligne claire, ce n’est pas simplement le dessin mais c’est aussi et surtout
le rythme et la lisibilité de l’ensemble.

KLI : Vous rejoignez donc Hergé.

FW : C’est pour ça d’ailleurs que j’aime me référer à Tintin quand je suis perdu et quand j’ai un problème. Je me réfère souvent à L’ile noire. Même si je sais que c’est un ouvrage qui a été redessiné, il y a une espèce de fluidité du récit avec une certaine complexité, une richesse de décors et d’ambiance qui pour moi sont essentielles. Loin de moi bien évidemment l’ambition d’égaler un maître comme Hergé mais disons que j’aimerais réussir à créer quelque chose qui soit aussi lisible et aussi fluide qu’un film d’Hitchcock et qu’une bande dessinée de Tintin.

trilogie planche

Planche 125

KLI : Et votre ambition de dessin ligne claire, comment vous la définiriez ?

FW : Même si le dessin de Hergé est incontournable, même si j’apprécie le trait de Floc’h, je peux les trouver aussi un petit peu trop froids. En toute modestie, j’aimerais tendre vers une ligne claire avec un dessin peut-être plus savoureux que j’irais chercher chez des dessinateurs américains du XXème siècle, par exemple dans certains encrages de Kirby ou d’illustrateurs de la fin des années 1960. Disons que j’aimerais arriver à un croisement entre la ligne claire hergéenne et la vivacité du trait de Beuville. Et avec la passion qu’il peut y avoir dans un film d’Hitchcock. D’ailleurs, pour rendre un univers, j’observe que
j’aurais tendance à beaucoup plus m’inspirer du cinéma que de la bande dessinée. Finalement si je devais choisir une influence, je préfèrerais les films d’Hitchcock ou Fritz Lang – que j’ai beaucoup revus notamment les Docteur Mabuse qui datent de l’époque de l’album – que la bande dessinée en tant que telle.

KLI : Concernant votre technique de dessin, vous êtes plutôt adepte du support papier ou bien de la tablette numérique ?

FW : Les deux. Je trouve que lorsqu’on dessine sur le papier, les dessins sont plus vrais. En revanche, pour une question de commodité et de de rapidité, je fais la plupart de mes crayonnés sur palette graphique. Ensuite, je les imprime et je fais un ancrage traditionnel parce que j’aime bien avoir un original. Et puis je me dis d’un point de vue mercantile qu’un jour peut-être cela se vendra ! Il faut dire que pour une très grande majorité d’auteurs de bandes dessinées, c’est un boulot qui est aujourd’hui très mal payé. C’est très chronophage et il est très difficile d’en vivre ou alors il faut savoir travailler très vite, ce qui n’est pas encore mon cas, ou bien savoir réduire ses frais.

KLI : Par rapport à votre question sur ce qui avait pu me gêner dans la lecture de votre bande dessinée, j’ai oublié d’évoquer le lettrage. Il est vrai que je ne suis pas un grand fan du lettrage numérique.

FW : Je suis d’accord avec vous. C’est un bémol. Vous me parliez de contrainte de temps. Le lettrage en est une. Cela fait longtemps que j’aimerais bien disposer de mon propre lettrage sur ordinateur mais ce serait malheureusement beaucoup trop chronophage de le faire moi-même. J’ai donc repris un lettrage déjà utilisé pour ma bande dessinée sur la Vème République. Comme il convenait à l’éditeur, dans un premier temps, c’était la solution la plus pratique. Il faudrait peut-être que je soumette à mon éditeur l’idée de me payer un graphiste ! J’ai fait un peu de typographie mais je ne me vois pas créer seul un
alphabet entier. Dessiner les lettres ne serait pas le plus compliqué mais ensuite, il faut savoir qu’il y a toute une mise au point qui est très longue. Après, il est certain que le lecteur généralement n’y voit que du feu ! Bien évidemment, il y a aussi des auteurs tels Olivier Schwartz qui continuent à faire leur lettrage à l’ancienne. Je l’avais d’ailleurs moi-même pratiqué pour ma bande dessinée sur Delanoë. La bande dessinée, c’est déjà un travail de moine copiste. Alors rajouter une couche qu’on peut s’économiser assez
facilement… Je n’ambitionne vraiment pas de le faire à part pour les onomatopées.

KLI : Ma question sur les caractères informatiques était aussi liée à de possibles éditions étrangères de votre bande dessinée. Je me disais que cela pouvait les faciliter. J’imagine qu’en approchant une oeuvre aussi reconnue que celle de Philip Kerr, il y a aussi l’envie de bénéficier de traductions notamment en Europe ?

FW : Ce serait bien évidemment formidable. Je le souhaite ardemment. Je crois savoir que pour l’Italie, cela va se faire. Il y a quelqu’un qui s’occupe de ça aux Arènes. Cela m’étonnerait qu’il n’y ait pas de versions anglaise et allemande. Sachant que les ayants droits ont donné leur accord, cela devrait logiquement aboutir. Ensuite, savoir quand, comment, sous quelle forme et comment ce sera adapté, mystère ! J’avoue que ça me ferait extrêmement plaisir de voir cette bande dessinée traduite en plusieurs langues. Sachant que le livre d’origine a eu un succès mondial, cela semblerait légitime.

Couverture Trilogie Berlinoise T1 Rough 1

Esquisse d’un projet de couverture non retenu

KLI : Parlons du dessin de couverture. Il est très graphique et très parlant avec le héros qui regarde dans un sens opposé à la foule. Est-ce qu’il est le fruit de plusieurs recherches ?

FW : C’est arrivé assez rapidement. J’ai proposé plusieurs projets de couvertures aux Arènes. L’un d’eux représentait une espèce de parodie de l’affiche des Jeux Olympiques 1936 qui me semblait pouvoir coller mais qui n’était pas forcément la meilleure idée car un peu trop évidente. Et puis à côté, j’avais fait d’autres esquisses dont celle retenue par mon éditeur à qui j’avais laissé le choix de prendre celle qu’il préférait. Il s’est porté sur celle-là assez rapidement. Comme cela me convenait, j’ai dit banco !

xjeux-olympiques-1936-affiche L Holwein

Affiche des JO de Berlin 1936 (ci-dessus)

et projet de couverture non retenu (ci-dessous)

Trilogie T1 Couv Prop1 BD

KLI : Et le format et l’aspect du livre avec son large bandeau toilé rouge ?

FW : Pour l’édition, j’étais très attaché à l’idée d’avoir un livre qui donne l’impression d’avoir été publié dans les années 1930 tant au niveau du caractère typographique que de l’objet en tant que tel. L’idée du dos toilé est donc arrivée très rapidement. L’idée d’un bandeau large, c’est une proposition de mon éditeur. Il m’a proposé plusieurs dos toilés et celui-ci m’a tout de suite plu par son côté « vieille fabrique ». Ce n’est pas le genre de chose qu’on voit souvent en bande dessinée.

Couverture Trilogie Berlinoise T1 Rough 2

Esquisse d’un projet de couverture non retenu (ci-dessus)

et esquisse du projet retenu (ci-dessous)

Couverture Trilogie Berlinoise T1 Rough 7

KLI : Concernant la mise en couleurs, je trouve que Marie Galopin a fait un très beau travail.

FW : Oui, je trouve aussi. En fait, on se connaît déjà depuis un certain temps, depuis l’album sur la Vème République. On partageait le même atelier à l’époque et on travaillait côte à côte. On se comprend, ça veut dire qu’elle me propose des choses et que je lui dis souvent oui. Même si elle restée à Nantes et que je suis dorénavant dans le sud, on travaille en très bonne entente. Je sais qu’elle avait déjà initié un peu ce type d’ambiance pour un autre livre aux Arènes avec Christophe Gaultier. Nous sommes partis sur des couleurs qui collent à l’époque en greffant quelques taches de couleur vive de temps en temps et l’ensemble me semble passer assez facilement.

Trilogie T1 P55 Couleur

Planche 55

KLI : Même si la mise en couleurs est très réussie, je me dis qu’on pourrait apprécier une version noir et blanc de votre bande dessinée.

FW : Je ne me rends pas compte. Oui, c’est possible. Il faudrait que je pose la question à l’éditeur. Je n’y ai pas pensé du tout.

KLI : Je vous en parle car le dessinateur Philippe Wurm vient de publier une version en noir et blanc de sa biographie d’Edgar P. Jacobs sur scénario de François Rivière aux éditions Glénat. Les planches sont accompagnées de documents photos, de sources utilisées, quasiment tout un décorticage et une explication de l’album. Et je me dis qu’avec votre bande dessinée, il pourrait y avoir des liens avec l’histoire, les personnages historiques représentés, la ville de Berlin, ses bâtiments, des affiches de propagande… Il y a peut-être matière à faire un bel objet très pédagogique mais ce serait du travail supplémentaire.

FW : Pourquoi pas ? Je suis ouvert à toute proposition si l’éditeur trouve l’idée intéressante. Dans la mesure où je m’entends très bien avec lui et que j’apprécie beaucoup le type de collaboration qu’on a mis en place, je serais ravi de de travailler avec eux sur ce type de version.

Trilogie T1 P72 NB

Planche 72

KLI : Merci François. Bon courage pour le tome 2 de La trilogie berlinoise et votre autre projet en cours avec Thomas Legrand !

Illustrations copyright F. Warzala, P. Boisserie, P. Kerr & Les Arènes

 

CONFERENCE SUR DICK HERISSON

Dick-Herisson-Affiche-Midi-

Dans le cadre de ses Midis de l’Imaginaire, la BILA (Bibliothèque des Littératures d’Aventures), institution belge, accueillait, le 15 octobre dernier, au théâtre de Liège, le journaliste, écrivain et essayiste Nicolas Tellop, pour une conférence sur un personnage culte de la bande dessinée policière, le détective Dick Hérisson créé par le regretté Didier Savard.

Pour les retardataires dont nous sommes, cet exposé captivant, riche en analyses éclairées convoquant de nombreuses planches et cases de la série, a fort heureusement fait l’objet d’une captation vidéo que vous pouvez découvrir sur youtube via ce lien.

Saluons cette heureuse initiative qui permet de remettre en avant une série marquante de la ligne claire franco-belge, des années 1980 au début des années 2000, malheureusement interrompue par la maladie de son auteur.

Rappelons que les éditions Dargaud proposent les 10 premiers tomes de Dick Hérisson dans deux intégrales ainsi que le 11ème tome, L’Araignée Pourpre, premier volet d’une aventure inachevée qui a été réédité en 2018 dans une version augmentée suite au décès de l’auteur en 2016.

Dick Herisson Bandeau

Signalons également la constitution sur cette page Facebook d’une réseau d’amateurs de l’oeuvre de Didier Savard, baptisé La Conspiration des Passionnés (clin d’oeil au cinquième épisode des aventures de Dick Hérisson), qui participe à entretenir la mémoire de l’auteur et de ses créations. 

Enfin, pour en savoir plus sur la BILA, centre de conservation et de valorisation des littératures de genre (aventure, fantastique, fantasy, policier, science-fiction, sentimental) et les Midis de l’Imaginaire, nous vous conseillons ce site internet : https://www.bila.ink/

Illustrations copyright Dargaud & Didier Savard

LE DERNIER ESPADON PREND SON ENVOL

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By Jove ! A partir de ce jour, 26 septembre, le Figaro propose de découvrir quotidiennement, sur son site internet, la prochaine aventure de Blake et Mortimer intitulée Le dernier Espadon (parution le 19 novembre aux éditions Blake et Mortimer).

C’est à lire en ligne ici.

Scénarisé par Jean-Van Hamme et dessiné par le talentueux tandem néerlandais formé par Teun Berserik et Peter Van Dongen, ce nouveau récit ligne claire sera t-il à la hauteur des espérances des nostalgiques des grandes heures de cette série mythique ? Cette prépublication nous le dira !

A noter qu’à l’occasion du 75ème anniversaire des deux héros d’Edgar P. Jacobs, plusieurs évènements et parutions sont annoncés. Cela a d’ailleurs commencé avec les sorties récentes de La fiancée de Septimus, un récit de François Rivière dessiné par Jean Harambat dans la collection Le dernier Chapitre des éditions Blake et Mortimer mais aussi de la réédition légèrement augmentée de la biographie d’Edgar P. Jacobs cosignée par le même Rivière avec Benoît Mouchart aux éditions Les Impressions Nouvelles.

Tout cela sera à suivre de près sur le site officiel de l’éditeur mais aussi sur le forum Centaur Club et le blog Blake, Jacobs et Mortimer .

Illustrations copyright Editions Blake et Mortimer, Jacobs, Van Hamme, Berserik & Van Dongen 2021

ALLAN MAC BRIDE, UN DESORMAIS CLASSIQUE DE LA LIGNE CLAIRE D’AVENTURE

La parution récente du Peuple des Sables marque le retour de l’archéologue Allan Mac Bride dans une nouvelle aventure aux éditions JYB.

Avec désormais sept titres au compteur, cette série écrite par Jean-Yves Brouard et dessinée par Patrick Dumas s’inscrit pleinement dans la tradition de la bande dessinée d’aventure de facture classique. Sans vouloir révolutionner le genre, elle contribue à maintenir dans le paysage éditorial ce courant historique avec ses codes, sa galerie de personnages marqués, ses ambiances exotiques,…

Comme pour les précédents volumes, le récit proposé par le scénariste nous conduit sur les traces d’une civilisation perdue. L’action a ici pour cadre le désert de Gobi. On y retrouve l’esprit des romans de Talbot Mundy pleins de péripéties, d’ésotérisme et d’Orient mystérieux.

La ligne claire de Patrick Dumas est toujours juste, rigoureuse et efficace, loin de toute esbroufe ou approximation. On regrette simplement qu’elle ne soit pas plus habitée par le pinceau ou la plume, son traitement numérique ne rendant pas à notre avis tout le charme du dessin du dessinateur. Il en va de même pour la mise en couleur qui nous semble parfois user de trop d’effets.

Mais on lui pardonnera bien volontiers ces touches de modernité. Après tout, au lieu de tenir un blog, nous pourrions éditer un fanzine !

Pour plus d’informations, le site de l’éditeur JYB Aventures.